lundi 28 décembre 2009



"Elle n'était jamais plus heureuse que lorsque la vie pouvait se réduire à l'état de métaphore; mais la vie à ses hauts sommets de réalisme l'accablait."

Les Consolateurs - Muriel Spark

Elle se disait que l'important n'a jamais été d'être seul ou non mais plutôt d'avoir des personnes à emporter avec soi à chaque fois qu'il lui arrivait de marcher toute seule dans la rue. Des personnes, des amis si l'on veut, avec qui le dialogue ne s'interrompt jamais et qu'elle pouvait invoquer à chaque moment de la journée, sans formule de politesse ni point de rendez-vous. Juste penser à elles pour que leur masse corporelle se trouve placée devant elle, dans le regard de ses pensées. Il n'y avait que dans sa tête qu'elle pouvait mélanger les relations sans crainte d'incompréhension, d'antipathie entre les personnes, ils étaient tous là, comme dans un collage idéal, un peu comme la pochette de Sergent Pepper.
Il lui arrivait même de solliciter l'attention de personne qu'elle ne connaissait que de vue ou d'écriture, très vaguement, vaguement c'est-à-dire, sans que la personne ne soit au courant de son existence sinon de son intérêt pour elle. Ces personnes qu'elle ne connaissait pas assez et qui de ce fait lui semblaient admirables, et bien elles aussi étaient invoquées, et dans le creux de cet univers à son image et à son écoute elle trouvait parfois le monde des pensées bien trop beau pour être vrai et de la même façon qu'un caprice avait rassemblé tout ce beau monde, il l'effaça d'un coup de pensée. Et la rue devant elle apparaissait dans toute sa matérialité; froide et géométrique.
Dans le métro elle s'amusait mollement à deviner ce qui chez les gens semblait assez neuf pour avoir constitué il y a deux jours un cadeau de Noël. Baskets trop blanches d'un adolescent, bracelet qu'une femme tripotait un peu trop souvent, tout ces objets avec qui maintenant il fallait faire, qu'il fallait s'approprier, combien de temps mettrait l'adolescent avant d'enfiler ses baskets devenues crades en pensant qu'il lui en faudrait des autres? Les objets réceptionnent deux choses : le temps et les désirs des hommes, c'est ce qu'elle se disait un peu mollement, sans trop y croire.
Pour elle-même il s'agissait de cette paire de gants en cuir qu'elle n'arrêtait pas de sentir, d'enfiler comme on glisse sa main dans une main plus grande, à leur vue elle se disait "vraiment un bel objet", peut-être trop beau pour se l'approprier tout à fait. Il y a comme ça, deux trois choses qui lui appartiennent, qu'elle aime et désire comme au premier jour. Des objets qui par leur étrange et durable beauté lui échappaient. Elle qui a toujours réussit à se lasser de tout en en usant jusqu'à plus soif : objets ou personnes, comme on mangerait précautionneusement sinon cliniquement un poulet jusqu'à la moelle avant de s'en débarrasser et d'en laver l'assiette pour recevoir autre chose. Elle aimait cette idée, l'idée que son monde était régit par ses lois, ses caprices, que nul n'y sortait de son plein gré, un peu comme dans les films "vous ne démissionnez pas, c'est moi qui vous vire", alors qu'il avait plus souvent été question de se résigner à la perte d'une présence.
Elle faisait attention à ne pas les perdre, "ils sont coûteux", le pire pour elle serait de perdre un gant et de se retrouver avec un seul inutilisable. Voulant s'éviter l'ennui de la perte d'un objet elle vérifiait obsessionellement qu'ils étaient bien dans son sac et dans un second temps, qu'il y en avait bien deux.

Officiellement Noël n'avait été pour tous "qu'un mauvais moment à passer", pour elle cela avait été une simple et longue soirée où il n'y avait eu qu'à se laisser aller, recevoir, offrir et se nourrir, se glisser du canapé jusqu'à la table dressée, dire des bêtises à son voisin de gauche, à son frère, ils riaient ensemble de bonnes répliques élaborées à deux "- tu veux du saumon? -ouais mais j'ose pas il est trop loin.", autant de remarques qui n'étaient que la cristallisation tardive d'une même expérience des dîners de famille et qui avaient suscité les mêmes intimes et anodines réflexions en eux.
Ne pas forcément faire d'effort quant à la tenue ou à la politesse, on était en famille, elle faisait de toute façon de moins en moins d'effort pour tout. Cela provenait d'une volonté de ne privilégier aucun moment de sa vie, elle sentait que plus elle grandissait et plus tout se valait. Une fête n'était qu'une fête, un anniversaire, qu'un anniversaire, Noël, un jour de fac, un rendez-vous galant, tout dans le même sac. Parfois elle se satisfaisait plus d'une douche que d'une soirée qu'elle avait patiemment attendue et le signifiait dans sa façon de ne rien modifier de sa tenue ou de son attitude, il n'y avait pas d'apogée mais partout et sans discontinuer, de la vie, "c'est ce qu'on apprend quand on lit des romans".Elle jalousait mollement la fille d'avant, hypersensible, excessive, admirative et maladroite, se donnant comme incompréhensible aux adultes. Maintenant ce n'était plus que sagesse de surface, opinions sur, intelligence froide et dandysme balbutiant.

Un couple d'amis avait été invité, leur présence avait été longuement redoutée, puis une fois arrivé et officiellement introduit dans l'environnement, il s'agissait soit de résignation soit de la prise de conscience silencieuse que ce n'était pas si catastrophique que cela, elle hésitait encore. Elle avait eu peur, peur que son père se comporte mal, peur que personne n'ait rien à se dire, peur de se sentir trop concernée par le ratage de la soirée alors qu'elle avait voulu adopter l'attitude de celle qui se contente de ne considérer que deux choses: son interlocuteur de frère et son assiette, extérieure à tout le reste. Elle jouait très bien l'immaturité.
Plus que la peur, chez elle c'était l'impatience qu'une chose
a priori désagréable arrive au plus vite qui l'oppressait. Si la réalité était généralement plutôt confortable son imagination la faisait se confronter à des monstres de pensées. Tout les problèmes viennent du fait que les choses ne sont jamais seulement matérielles mais ouvertes à l'imagination de tous, prête à être manipulées, modelées, interprétées, ressenties par chacun. "Sur quoi pouvait-on se mettre d'accord?", c'était la question, aussi désespérante que passionnante se disait-elle, c'était la question qui remet sans cesse tout en jeu. Heureusement personne n'était vraiment tatillon et sur beaucoup de choses on se permettait l'entente commune, on devenait raisonnables quant à la vie en communauté. La nuance, la subtilité étaient réservées à la sphère individuelle sinon intérieure (la thèse lui plaisait), l'art a toujours été l'art du détail, de la nuance, du pinaillage, mais on avait eu besoin, pour que ce monde se permette d'exister de manière autonome, de le retrancher totalement, du moins en apparence, du vrai monde raisonnable. Les questionnements apportés par l'art sont des questionnements que l'on doit porter en soi, une déraison que l'on porte en soi et à partir desquels on interroge le vrai monde raisonnable. Mais il s'agissait toujours de tout garder pour soi. La simplicité du monde était déjà bien trop compliquée à admettre sans souffrance, on ne pouvait se permettre de compliquer les choses en supposant des trésors de questionnement chez toutes personnes passant devant soi. "Quel est votre rapport à l'art?", oui vraiment une très belle et très intéressante question, mais qui devenait flippante à partir du moment où elle s'aventurait dans le vrai-monde-raisonnable. C'est ainsi que l'adolescent aux baskets blanches resta l'adolescent aux baskets blanches, et avec sa disparition de la rame, c'était en fait sa disparition totale que chacun devait s'entraîner à envisager. En sortant elle-même de la rame elle captura au creux de l'oreille la remarque d'une petite fille à sa mère, "Châtelet c'est comme un chat,c'est comme un chat", elle n'y avait jamais pensé, peut-être parce qu'elle ne considérait plus le monde sous l'unique prisme de la figure du chat. Elle envoya par sms la remarque à deux de ses amies et une fois en état de sortir un stylo et d'écrire, la nota dans son carnet en hommage à la créativité qui se contente de peu de la petite fille, précisément ce qui lui manquait.
Dans un couloir de métro démodé, passant devant une affiche pour l'exposition Fellini au Jeu de Paume, la pensée fulgurante de prendre cette affiche en photo la traversa. Photo, séquence du film d'une beauté commentée et appréciée un nombre insupportable de fois et qu'il fallait redégager dans toute sa pureté. Elle s'efforça de comprendre et d'apprécier l'affiche comme s'il s'agissait de la première publication devant le premier regard; il avait toujours été question d'être un enfant devant le beau, jamais un être cultivé. Elle fit demi-tour -car elle avait pensé tout ça très vite, en une seule boule de pensées et tout en marchant, le métro n'étant qu'un lieu de marche en avant- et activa l'option appareil photo de son portable, et devant l'affiche se délesta pour de bon de son habitude à considérer laid tout ce qui prend place dans le métro. La photo n'était pas très bonne mais l'intention venait d'être matérialisée, c'est ce qui comptait. Et remettant son portable dans sa besace elle vérifia si ses gants étaient bien encore là.

Nick Cave & Warren Ellis - The Rider Song

jeudi 17 décembre 2009


La fenêtre ouverte de ma chambre m'offre une modeste vue, fraîche et rectangulaire sur un bout du monde, l'air qui me frappe les yeux et les pores, me redonne le goût du dehors, l'envie du dehors, les pieds encore sur la moquette, le corps dans un pyjama. M. Franck disait, faites l'expérience, sur une vitre embuée, tracez le contour de votre visage, on a l'impression que ça prend toute la place, tracez le contour, c'est en fait ridiculeusement petit. Je ne prends pas de douche assez longue et assez chaude pour que la buée se fixe, mais je prends mon visage dans mes mains, je sens que c'est tout petit, alors que c'est vrai, je pensais "mon visage est tout", je réceptionne et envoie tout depuis ce visage, et c'est si petit c'est vrai,un galet. Faites pareil avec votre corps, mesurez à l'aide de vos mains la largeur de vos hanches, de vos cuisses, constatez à quel point on a beau se sentir en train de prendre de la place, avec un corps envahissant, l'épaisseur des hanches est en fait ridicule, un petit espace mou et vulnérable.

Un peu de dentifrice et quelques cheveux sur les parois du lavabo, j'ai changé de brosse à dents, les poils se tiennent droits et me font mal aux gencives, je les écrase et les frotte contre mes dents, un jour ils seront souples, avachis. Un jour ils formeront un bouquet de tiges se ramifiant dans tout les sens, résultat de cet écrasement répété matin et soir sur mes dents. Je me fais boire à la main, je crache, je passe ma langue sur mes dents et j'éprouve la première satisfaction de la journée, la netteté, la chose bien faite. C'est agréable, c'est agréable les dents alignées mais aussi et surtout propres.

Cahier, carnet, agenda, livre, manuel, journal, magazine, tract, copie simple, copie double, l'étudiant appartient à un monde de papier, c'est ce que je me disais l'autre jour. Du papier partout. qu'il manipule, rend, consulte, jette, gribouille.

Virgin Megastore un 24. Acheter la saison 4 des Griffins pour Emile, autour de soi des adultes qui cherchent et choisissent, ils ont le recul de ceux qui ne font qu'acheter ce qui leur a été demandé, ils tiennent des livres du Petit Ours Brun, de Marc Lévy, des saisons de séries télé inconnues, des mondes qui appartiennent à d'autres, à leurs proches, ils font la queue les bras chargés de choses qui ne les concernent pas, ils emballent et puis ils offrent. Ils ont l'air tendrement "à côté".

On a déjà cherché, on cherche toujours la personne qui lors d'une séquence d'un film oublie qu'elle joue. Le figurant qui est tellement au fond qu'il pense qu'il n'est plus dans le champ. Et on ne trouve jamais car au cinéma tout le monde est sérieusement concerné, tellement concerné que l'histoire en devient vraie, que ça existe. Je n'ai jamais douté une seule fois de la véracité de l'histoire que me racontait un bon film, ça a existé, et si vous me demandez des preuves et bien je vous tends le DVD. Dire que "c'est pour faux" serait désespérant. Le cinéma est une bonne religion.
Et de salle en salle il s'agit toujours de se désintéresser temporairement du monde pour ensuite mieux s'y intéresser.

L'effort produit pour être une meilleure personne, on ne le retrouve pas chez les autres, on n'emporte pas le monde avec nous dans cette volonté d'être comme il faut ou dans la souffrance morale qui résulte du constat de justement ne pas l'être. Quoique je devienne, le monde lui reste tel qu'il est, il s'accorde avec ma médiocrité fondamentale mais rejette et contrarie mes efforts pour m'en extirper. Alors peut être que c'est ça qui peut désespérer, décourager dans cette grande entreprise qu'est le perfectionnement de soi-même. Il faut donc rejeter, nier l'existence de ce qui ne nous plaît pas, on choisit sa réalité, c'est à dire qu'on choisit amis, principes de vie, habitudes, lectures et centres d'intérêt, on se crée un monde et on s'arrange pour penser qu'il n'y a que celui-là. Il arrive que ce monde soit perturbé, bouleversé par un élément étranger, qui gêne et qui fait souffrir, tout est alors à réajuster.


photo : Night on Earth de Jim Jarmusch

lundi 7 décembre 2009

























"Je me disais donc que le monde est dévoré par l'ennui. Naturellement, il faut un peu réfléchir pour se rendre compte, ça ne se saisit pas tout de suite. C'est une espèce de poussière. Vous allez et venez sans la voir, vous la respirez, vous la mangez, vous la buvez, et elle est si fine, si ténue, qu'elle ne craque même pas sous la dent. Mais que vous vous arrêtiez une seconde, la voilà qui recouvre votre visage, vos mains. Vous devez vous agiter sans cesse pour secouer cette pluie de cendres. Alors, le monde s'agite beaucoup."
Journal d'un curé de campagne - Georges Bernanos


Cours de grec ancien, j'aurais passé trois heures à faire semblant d'être concernée par le problème de la compréhension, alors que j'en avais juste rien à battre. Les autres étaient tout autant pressés que moi d'en finir, ils se plaignaient comme convenu, parfois plus que moi, mais pour avoir balayé la salle plusieurs fois du regard, je les voyais tous rivés sur leurs cahiers et sur ce foutu manuel à vingt-cinq euros dont les pages se détachent dès que la caissière vous en tend le ticket de caisse. S'il y en avait un qui s'ennuyait vraiment je l'aurais surpris en train de balayer comme moi la salle du regard et nous nous serions aimés pendant longtemps.
Ils avaient compris qu'étant obligés de rester là autant rendre rentable ces heures de cours, ils produisaient un effort d'attention et de compréhension que je ne trouvais pas dans mes ressources propres, ne retenant juste que ça ne m'intéressait pas. On s'ennuie, c'est tenace, il faut juste savoir prendre l'ennui comme une forme particulière de vie mais toujours toujours de la vie. Les informations se heurtaient à mon esprit borné et distrait. Le jour où j'avais décidé de décrocher avec les mathématiques ou l'espagnol, on pouvait dire que s'en était fini pour la vie, chez moi tout s'établit et se développe durablement sur le socle solide de l'intérêt éprouvé à. Le reste est considéré comme superflu, et même si dans mon esprit dire au revoir à certains domaines me donne l'amer sentiment d'une perte de réalité, je me dis qu'au fond nous n'avons pas le temps pour tout. J'admire les personnes qui ne font pas entrer en considération leur goût personnel quant à l'apprentissage d'une matière: j'aime les gens qui étudient, de ce point de vue toute bibliothèque en impose. Je n'arrive que trop difficilement à jouer le jeu de ce dédoublement, d'un moi autoritaire qui en contraindrait un autre, je suis remplie de moi de toute part et ce moi est définitivement paresseux, ce qui fait que je ne connais que peu de choses, deux trois trucs enrobés d'affectif et encore que je crois connaître. De toute façon et de manière générale j'avance à tâtons dans un monde que je ne connais que de manière approximative.

Je sors du cours avec mes deux copines, deux filles en master d'histoire qui à ce niveau de leurs études ont été obligées de prendre grec. Je porte mon bonnet multicolore et je marche, le visage mangé par l'air frais, en mordant dans mon sandwich au Kiri que je m'étais préparé, pleine d'attention pour moi-même. Entre deux tranches de pain de mie un Kiri ne suffit pas, il faut en mettre deux pour que le goût se rééquilibre, pour ne pas que le goût du pain surpasse celui du Kiri, c'était bon, un peu mou et frais en bouche, j'aime quand le pain de mie s'écrase sous le papier aluminium et sous les cahiers. A la pause du cours de grec je regardais calmement la ville depuis la fenêtre du 21ème étage en me disant que oui, j'y reviens encore mais c'est bien la ville, ça oblige à la modestie, la ville c'est un monde et dans ce monde, encore un monde et un monde, ça n'en finit pas, ça n'est pas appréhendable, ni par le regard ni par l'imagination, ça nous dépasse et rien d'autres, cette opacité de la ville comme source inépuisable de frustrations m'a toujours faite souffrir. J'étais donc là, au 21ème, au chaud dans mon pull, protégée d'elle, l'observant comme on observe un malade derrière une vitre comme dans les films, et même si je la surplombais c'est elle au fond qui me surplombe toujours, ses immeubles et son oeil immense, et j'étais là et je pouvais la regarder sans qu'elle me malmène mais je savais qu'à un moment ou à un autre je finirais par redescendre gesticuler dans ses organes, et je sentais qu'elle le savait.
Ce chemin qui mène de Paris 1 jusqu'au métro Olympiades, je l'aime beaucoup, j'aime ces petits hommes vieux qui nous regardent posément passer, assis au bas de la tour HLM et j'aime la douceur des travailleurs prenant le métro et qui n'ont rien de l'agressivité de ceux de la Défense, ils sont comme il faut, ici le réel ne s'impose pas par la force et on y verse nos pensées comme une pointe de lait dans du café. Oui en marchant je me disais que vraiment il y a des moments où mon environnement accordé à mon état d'esprit font que je trouve de la saveur à tout, comme quand je fais le trajet pour aller au cinéma et que ma vision du monde est conditionnée par cette séance de cinéma imminente, je trouve tout le monde très bien, parfaits dans leur rôle, je les couvre mentalement de fleurs, je les enrobe de curiosité affectueuse, je les sers contre mon manteau avant de m'enfoncer dans la salle, égoïstement.

dimanche 29 novembre 2009

Je suis allée faire des courses, des croissants, une baguette, quatre aubergines pour la purée d'aubergines, c'est bon les aubergines, du Nutella parce qu'il m'avait demandé si j'en avais et que j'en avais que du faux, de la crème fraîche pour maman, de la crème pour les mains, du Coca, des barquettes trois chatons au chocolat. J'ai même pris un cabas bien résistant parce que les petits sacs rouges je voyais venir d'ici le trou au milieu de la rue et le ventre tendu et plastique qui à mes pieds se vide de son contenu. C'était la première fois que je payais avec la carte de crédit de maman, ou la deuxième, en tout cas j'arrivais pas à voir la fente pour l'introduire, c'était la honte, j'ai dit "c'est la première fois que je l'utilise", j'avais peut-être l'air aussi sérieuse que les gens autour de moi, très sérieux, très concernés par je sais pas quoi, ils font des courses avec une arrière-pensées qui mobilise toute leur force, leur attention : le lait > pour le matin, les mouchoirs de poche > pour le nez dans le métro, l'autre fois c'était la galère, la pizza > le mercredi les gosses ont rien à manger, etc.
Oui donc j'avais l'air sérieuse, fermée à tout ce qui n'était pas moi, mes courses, mes besoins, et puis là, une faille, une inadaptation à la réalité bien dure, un manque cruel de professionnalisme, dans la vie on ne tâtonne pas, et une phrase qui devait embarrasser la jeune caissière qui dans un autre monde que celui du surmoi m'aurait répondu "on en a rien à foutre". Le cabas était pratique à porter, il y avait deux longueurs de anses pour le porter à la main ou sur l'épaule. Dehors ça crachinait un peu, de ce crachin qui nous fait croire qu'on hallucine la pluie, on doute, on sait pas trop, on cherche sur le sol ou sur notre main la goutte. Après-midi grisâtre et modeste à Courbevoie où il n'y a jamais rien de plus que ce qu'on a sous les yeux, ça n'inspire rien sinon une poésie forcée. La lourdeur des bâtiments et de l'atmosphère, la torpeur généralisée, dans les banlieues. Je suis allée acheter un briquet de merde chez l'épicier, j'ai même pas pu en choisir la couleur alors qu'il semblait en avoir un large choix, je me suis dirigée vers l'Espace Carpeaux où nous avions rendez-vous et où il prend ses cours de violon. Il devait arriver d'une minute à l'autre, je me disais "il arrivera avant la fin de ma cigarette", je l'ai vu se diriger vers moi avec son scooter, couper net, passer de la chaussée au trottoir.
De loin je reconnaissais la forme de son corps, son visage aussi peut-être, il s'est garé devant moi et je le regardais se garer, ensuite je lui ai dit "la classe", il était d'un chic qui faisait plaisir à voir, j'ai remarqué ses bottines en cuir camel. Il a enlevé son casque, ses cheveux sont retombés de part et d'autre de son visage. Je l'avais pas vu depuis mercredi et j'avais perdu le goût de son visage, je savais à peu près comment il s'agençait mais j'en avais oublié les grandes lignes, le voir remettait tout en place, j'ai ressenti comme un soulagement, quelque chose qui s'épanouissait en moi, je reconnaissais tout ce que j'avais aimé la première fois et dont je doutais. L'harmonie, la forme si ovale, ses yeux clairs, sa peau blanche, quand il met ses cheveux derrière l'oreille, ça j'aime vraiment. Il m'a parlé du récital qu'il avait vu la veille justement ici à l'Espace Carpeaux. Il m'a demandé si j'étais déjà montée sur un scooter et si chez moi c'était loin, il avait un deuxième casque. J'ai frétillé de joie et d'appréhension, c'était trop coul.
J'avais mes courses et ma clope visiblement pas terminée, je ressemblais à je sais pas, une femme au foyer sexy, Gena Rowlands quoi. Il attendait que je finisse ma cigarette, je l'ai écrasé avant même de la finir, je lui ai offert ma tête et il m'a mis le casque comme on pose une couronne sur la tête, petite Daft Punk. Une fois la tête bien compressée entre deux tranches de casque il m'a dit qu'il devait m'expliquer deux trois choses : "surtout si le scooter se penche tu le suis pas, tu restes bien droite" et des trucs comme ça. Les canettes de Coca étaient dans un sac à part du cabas, il l'a mis dans le coffre et a accroché le cabas à un crochet qui se trouvait à ses pieds. Il s'est installé, je suis venue me coller derrière lui, "où je mets mes jambes?" il m'a pris la cuisse pour me soulever la jambe et l'a posé sur le rebord. Tu peux te tenir aux trucs sur les côtés ou à moi, j'ai posé naïvement mes mains sur ses épaules, il m'a dit non plutôt en bas si ça te dérange pas. Je l'ai timidement agrippé par les hanches, plutôt le manteau qu'à même le corps tout en me disant que c'est quand même fou cette proximité que le scooter rend nécessaire, d'une sensualité urbaine, exécutée au grand jour; mais là encore tout dépend du caractère de la relation qui lie les deux personnes s'y aventurant parce que ça peut aussi ne vouloir rien dire, être totalement dénué de sensualité et de plaisir.
C'était rigolo, ça change de la voiture parce qu'il y a du vide de part et d'autre de son corps, on se sent encore proche des piétons mais prétendant à rivaliser avec les voitures. Et puis ça roule, ça glisse, j'aime quand ça glisse, quand ça ne rencontre pas d'obstacles, est-ce qu'on s'habitue au plaisir de cette légèreté ressentie, de cette liberté bon marché, est-ce qu'il s'est habitué? j'ai l'impression d'avoir vu mille fois cette scène dans les films, la fille derrière le garçon qui conduit et qui se repose sur son épaule, récemment Fish Tank, mais pas sur un scooter. Derrière on a tellement l'air passif, on s'agrippe par faiblesse et on ne fait rien d'autre que de ne rien contrôler. et puis cette rivalité brève et tacite entre un scooter et un autre et qui s'installe par pur divertissement, on y prend mollement goût et on s'y défait tout aussi facilement. Je lui ai dit trop tard de tourner pour entrer dans ma rue, il a dû continuer tout droit et prendre un rond-point un peu plus loin, ça prolongeait la promenade.
C'est fou comme la loi de la route semble ne tenir qu'à un fil, qu'à la volonté de chacun de ne pas forcément faire comme il le désire, ça peut très vite partir dans tout les sens, ça se sent parfois. Il disait qu'on sentait que je paniquais aux accélérations. Je regardais l'extrémité de ses cheveux s'échapper bucoliquement de la lourdeur de son casque, de dos il a l'air si courageux, son manteau était râpeux, je me tenais droite comme il avait dit. Dès le début les règles avaient été établies : le prof et l'élève qui s'abandonne à la toute puissance du premier et exécute poliment. Autant d'ingénuité de ma part, ça remontait à longtemps. Je lui ai pointé du doigt ma résidence, il s'est arrêté devant, je suis descendue, Florian s'est garé un peu plus loin, retour à la terre.

jeudi 5 novembre 2009

"L'imagination qui fait tant de ravages parmi nous"

On devrait aimer sans réserve les bons profs, ne serait-ce que pour leur capacité à nous dérober pour un instant au monde, à faire de la salle de classe un refuge brillant où le langage se fait incantatoire, précieux, où il se suffit à lui-même: nul besoin de bouger, de boire un peu d'eau ou de prendre un chewing-gum, on écoute le ventre vide et ça pourrait ne pas avoir de fin.
Je ne sais combien d'élèves par jour M.Franck nourrit mais il y passe ses journées, déjà il nourrissait ma soeur et puis je suis passée par là en comprenant que jamais de ma vie je ne le lâcherai ne serait-ce qu'en pensées ou dans l'acte d'écriture pour la simple raison qu'il y a eu un après et un avant M. Franck, une période en noir et blanc qui se passait sans lui et dans l'ignorance de ce qui m'attendait, et une période en technicolor où je jouis à chaque fois qu'il m'est donné d'y penser, des multiples circonstances (et plus elles sont nombreuses plus l'évènement aurait pu ne pas être) qui ont posé cet adorable petit être sur mon chemin (et si j'avais réellement changé de lycée en seconde?). A présent que la terminale est finie j'assiste discrètement à des cours d'esthétique générale qu'il donne à la fac et à des cours en entrée libre qu'il donne sur le Discours sur le fondement et les origines des inégalités parmi les hommes qui me font retrouver le goût d'un an de cours de philosophie matinale, cours qui progressait en même temps que, par la fenêtre, la lumière du jour, ça je m'en souviens.

Il y a une montée de tension dans son discours, un paroxysme à atteindre où la beauté du propos se fait dans une stable et parfaite progression : un mot fait sens, nous interpelle, puis deux mots bien combinés brillent ensemble et c'est ensuite la phrase entière, la phrase scandée qui naît, qui fait prendre à Julie son stylo rouge, qui me fait prendre mon plus beau sourire. J'en ai plein le cerveau de ses phrases, je n'ai absolument rien oublié, surtout pas l'anecdotique.
Je me souviens quand il me disait qu'écrire pour lui ne l'intéressait pas, je lui avais répondu "je comprends très bien" et tout de suite dans mon esprit cela restreignait mon champ d'imagination à quelque chose de plus austère : spectateur plutôt que créateur, une sensibilité et des opinions entièrement détenues par la sphère privée et la jouissance personnelle s'ajoutant à une modestie érudite, de celle qui consiste à ne pas trouver qu'il soit nécessaire de créer soi-même, qu'on laisse ça aux autres mais qu'on s'y intéresse de très près. Je m'étais trompé, M. Franck ne cesse de créer, et la façon qu'il a d'orner de mille détails son métier -et sa vie j'imagine- est tout simplement déchirante. Il est en tout point mon modèle.
Lors de la soirée passée avec les trois grecs je me souviens que Ianis le Très Beau m'avait dit qu'il avait réalisé un court-métrage sur le thème de l'admiration et qui consistait à démontrer qu'elle n'existait pas. Je lui avais demandé tu entends quoi par elle n'existe pas? si elle existe. Il disait que l'admiration n'était toujours qu'ignorance des défauts de l'autre, que c'était une illusion, qu'elle n'était jamais fondée. Il voulait dire qu'elle n'avait pas à exister. J'avais spontanément examiné ce qu'il en était de mon admiration pour M. Franck, je n'avais pas l'impression de me tromper, mille choses étaient à découvrir mais j'avais l'impression que cette admiration englobait par l'imagination même les plis les plus obscurs de sa vie, que j'étais prête à tout concevoir et à tout accepter et que cette admiration se faisait malgré les découvertes, les représentations les plus désavantageuses à son sujet. Je dirais même que l'admiration se nourrit des aspects les plus triviaux de la personne, c'est par contraste d'avec tout ce que l'on sait de peu glorieux de la vie et qu'on a en commun avec les autres, que l'admiration s'installe. Par un respect solennel on remercie l'autre d'arriver, malgré le poids de la vie pratique et des défauts des hommes, à donner l'illusion d'y échapper. Il y a quelque chose de l'ordre de la volonté d'être trompé.

M. Franck m'a toujours inspiré une terreur sacrée et j'ai toujours mis ça sur le compte d'un halo de fiction délirante que j'ai pu construire autour de lui mais dont il en est le seul responsable. Voilà un peu plus d'un an que je le connais et qu'il a intégré ma conscience plus intensément qu'aucun autre. Il était devant moi, cours en entrée libre sur Rousseau, dans une belle chemise blanche et une veste noire qui ressemblait étrangement à mon manteau et qui est en tout point sa veste en plus long (considération qui n'intéressait que moi), devant lui deux Pléiades colorées et très belles, Lévi-Strauss et Rousseau. Dans mon sac, deux livres : Lévi-Strauss et Rousseau. Il a commencé le cours par un hommage à ce premier sans pour autant dévier du sujet Rousseau en nous lisant un passage de Tristes tropiques, il était d'une austérité émouvante et solennelle. Il y a toujours une connivence qui s'installe quand on évoque publiquement quelque chose qui a été appris par des moyens différents dans le secret de notre vie quotidienne et qui concerne l'actualité, un léger sourire, ou un sourire en pensée se dessine.
Je me souviens que l'année dernière il parlait de Lévi-Strauss avec des mots qui semblaient se contenir eux-mêmes, il n'est pas souvent enclin au superlatif mais je me souviens qu'il en avait utilisés. Il les utilisait toujours très posément et dans un seul souffle, et quand cela arrivait je le voyais devenir capable de parler comme un enfant qui perd toute idée de proportions et de relativisme pour n'écouter que son coeur tendre, il disait que le plaisir de l'érudit était celui de l'enfant. Cela voulait aussi dire que le rapport secret que ma conscience possède avec lui et bien il avait le même avec d'autres. Aujourd'hui encore je me dis que c'est une chose sublime que l'émulation fidèle, amoureuse et respectueuse d'un modèle et j'ai décidé que j'assumais dans sa totalité ce que tout cela suppose de puérilité, de spontanéité, d'impétuosité, de maladresse et d'erreurs que j'ai pu commettre auprès de lui (et elles sont nombreuses); j'ai compris que c'était précisément là, dans une passion délirante d'immaturité, que se situait le sucre même de la vie.

lundi 2 novembre 2009

La vie extérieure

Aller au cinéma c'est parfois avoir peur de ne plus "croire à tout ça", pousser la réflexion trop loin pourrait nous mener à un état de dangereuse lucidité, le règne du "c'est pour de faux" mais ce qui est bien, ce qui est beau, c'est qu'à chaque fois que les lumières s'éteignent, que le générique commence, que son voisin se tait, et bien tout recommence, on se laisse embobiner, si j'ose dire.

Il disait, "l'homme a inventé un truc génial, ça s'appelle le prétexte", c'est en extrapolant cette phrase, en me disant "tente n'importe quoi jeune fille" que je me suis glissé comme une furie dans la rangée de Florian, Murielle, ou tu meurs sans avoir rien tenté, ou tu tentes gentiment. Insérer la mort lors d'un dilemme, ça marche toujours chez moi. En dehors de lui la rangée était vide, c'est comme au cinéma : si une rangée est vide tu ne vas pas te foutre à côté du mec, tu te places assez loin pour ne pas qu'il sente ta présence, pour qu'il se croit encore seul dans sa rangée. Deux places entre nous deux, voilà qui est convenable. Puis les deux personnes handicapées sont venues et m'ont fait comprendre qu'il s'agissait de leur place, il y a la prise. ce qui me faisait avancer de deux tables, juste à côté de Florian. Je souriais à ses blagues et parfois il ne suivait plus alors il jetait un coup d'oeil à l'écran de mon Netbook en chuchotant avec une tendresse infinie "bouge pas". La semaine d'après, aujourd'hui en fait, je ne l'ai pas vu attendre devant la porte, ça voulait dire qu'il allait être en retard et qu'il allait me faire souffrir, je crois que nous devenons tous un peu sédentaires de semaine en semaine, il suffit qu'une personne choisisse de rester à une place pour que son voisin se repère en fonction d'elle et ainsi de suite, ce qui fait qu'on en arrive tous à avoir des places fixes. Je lis mon journal docilement à ma place et le voit arriver, c'est à lui de jouer. La veille je me disais "tu te mets à côté de lui mine de rien et tu sors une phrase marrante pour lui dire que tu viens juste de décider que tu veux te mettre ici, que c'est un choix indifférent, que tu viens juste de remarquer que la semaine dernière tu étais là". 10 secondes après il s'installait en me disant "je me remets là hein". J'ai un excellent scénariste. S'il savait, mais il ne sait rien, il croit que je tiens à ma place de la semaine dernière alors que je ne tiens qu'à
faire sa connaissance mais aucun signe ne le laisse le deviner, merveille des apparences. Oui donc, "les prétextes", je lui parle de textes pas encore reçus en cours de méthodes (il aura compris que je l'ai remarqué),
la prof est coul,
oui j'aime bien mais à la fin ça devient un peu soûlant;
il lit par dessus mon épaule dans mon agenda, il est mignon ce con
Histoire de l'art?!
oui mais c'est pas ici, c'est dans le centre culturel de ma ville
tu fais une mineure?
oui, sciences politiques
moi sociologie
je feuillette son livre,
aaah j'aime pas les livres de droit, ils sont moches

Des polycopiés manquent, on en prend un pour deux
si tu veux je peux te le scanner ou tu me le scannes
j'ai pas de scanner
je lui tends mon agenda
tu peux m'écrire ton mail
je préfère que tu le fasses, j'ai une écriture illisible comme tu peux le voir
il m'épelle son adresse, s'il savait que je la connaissais déjà et que j'aurais pu devancer sa dictée, je fais mine de m'étonner
Ah Gmail, comme moi, c'est le meilleur
oui l'interface est bonne.
To be continued...

Plus la librairie est petite plus c'est mal vu de sortir sans rien acheter.

Le petit con de St-Michel a rappliqué avec ses cartes postales hideuses d'étudiants aux Beaux-Arts, sa technique, "mademoiselle, je vous ai vu me regarder du coin de l'oeil, ne fuyez pas", la première fois c'était le cas, la deuxième pas du tout, rien à battre, je mangeais mon sandwich en marchant, c'était déjà assez compliqué. Je lui ai tout de suite dit que je lui avais déjà acheté une carte, en me souvenant de ce que B. m'avait dit, "c'est pas un étudiant aux Beaux-Arts", je m'étais ravie d'autant de naïveté de ma part, Candide à Paris, je lui avais donné 1€, c'était le prix de la tranquillité.
Elle est où maintenant la carte?
Euh...quelque part dans un livre
vous avez senti une différence? (il commençait à me parler de l'éventuel âme soeur au moment où je l'ai coupé, faisant mine de chercher dans ma tête)
euuh...oui, je dors beaucoup mieux
aah bah voilà
bonne journée
bonne soirée
Le soir je raconte l'histoire à ma soeur, elle me dit qu'elle aussi elle lui a dit aujourd'hui même qu'elle lui en avait déjà acheté une.

Dimanche près du MK2 Beaubourg, la table à côté de moi est inondée de pluie, depuis ma place je ne reçois que des postillons. j'ai demandé un chocolat chaud, j'ai raté ma séance, j'attends la prochaine, il est délicieux, préparé avec amour et moins cher que partout, l'endroit est parfaitement situé, si vous connaissez le MK2 Beaubourg, vous le connaissez forcément. On voit de jeunes papas intellos sortir du cinéma et croiser votre regard, de toute façon l'allée qui va du flunch et passe par Leroy Merlin, une boutique de DVD et une librairie allemande est vraiment l'une des meilleures de Paris pour croiser du beau monde. Il fait nuit, dans le métro je me disais, nuit tôt + pluie + dimanche= il y a deux fois moins de monde partout, on a l'impression d'être des résistants, on fait les fous, on fait cinquante minutes de trajet rien que pour aller au cinéma, qu'il vente ou qu'il pleuve, rien ne nous dégonfle, absolument rien. Je demande à une femme si c'est pris ici, elle a la poésie de me répondre "mmh mmh", la bouche pleine de soda, cinquante ans dans la vraie vie, huit ans à ce moment précis. Un très beau touriste vient manger sa crêpe à côté de moi, les cheveux trempés, une belle écharpe. on est vraiment l'un en face de l'autre, je ne décolle pas mes yeux du journal, c'est ma façon à moi de faire comprendre à quelqu'un qui me plaît : impossible de le regarder. le propriétaire a pour habitude de toujours parler à ces clients, surtout si ce sont des femmes, il demande au serveur s'il connaît le temps de demain, il dit que le vent à partir de 50km c'est foutu, "on se prend toute la pluie", il me demande si j'ai pas la météo dans mon journal, je lui dis "si justement j'allais chercher", je lui dis qu'il y a pas la vitesse du vent, qu'il fera entre 11 et 15°C, qu'il pleuvra pas. Le silence revient, je souris comme une dingue de la perfection de la situation et poursuis ma lecture du commentaire d'une photo de Lautréamont par Nadar, comme quoi si on prend séparément les deux côtés de son visage on croirait que ce n'est pas du tout le même visage, j'ai l'impression qu'on dit ça de toutes les photos, de tout les portraits, je mets ma main sur la moitié de son visage, effectivement effectivement. Oui je souriais de la situation parfaite, Cécilia qui s'approche insensiblement du lieu où je me trouve, le petit beau gosse à côté de moi qui mange sa crêpe en polo à manches courtes, le serveur qui prépare silencieusement ma crêpe, oui j'ai vu trop de monde passer et demander des crêpes-au-nutella-s'il-vous-plaît que je me suis lancée, la phrase me gonflait la bouche, puis ça a explosé en un coup "jepourraisavoirunecrêpeausucres'ilvousplait". Elle était peu sucrée, je crois qu'il dose le sucre à la tête du client : petite femme cernée = complexée = peu de sucre. Il me demande s'il y a un truc drôle dans mon journal, parce que je souris en le lisant, je dis non y'a rien de drôle. S'il savait que le bonheur est précisément ici là maintenant, mais le plaisir à la vie se garde comme un bonbon au fond de sa poche. Et puis Cécilia arrive. 4,40€ la crêpe et le chocolat, qui dit mieux?

Un mec sort son portable de sa poche, je lis mais la blancheur des deux tickets qui tombent entre les deux sièges (entre les deux sièges, pas par terre) attire mon regard. Je me dis "si en remettant son portable dans sa poche il ne s'en aperçoit pas je le lui dirais". Il ne voit rien. "excusez moi mais vous avez fait tomber deux tickets", phrase qui m'autorise à le regarder dans le visage, plutôt beau. je ne regarde jamais les gens dans le métro mais toujours à côté d'eux. Après je pense à mon cours de philosophie morale puis à quel point le métro est le terrain privilégié de la bonne action : poussettes à porter dans les escaliers, pièces à la "faune non-voyageuse" (dixit cours de socio), strapontin à offrir, objets à ramasser, personnes à faire passer avec soi dans les tourniquets, portes à tenir.

lundi 26 octobre 2009

"A Porto Rico, j'ai donc pris contact avec les Etats-Unis pour la première fois, j'ai respiré le vernis tiède et le wintergreen (autrement nommé thé du Canada), pôles olfactifs entre lesquels s'échelonne la gamme du confort américain: de l'automobile aux toilettes en passant par le poste de radio, la confiserie et la pâte dentifrice: et j'ai cherché à déchiffrer, derrière le masque du fard, les pensées des demoiselles des drug-stores en robe mauve et chevelure acajou".
Tristes tropiques - Claude Lévi-Strauss

Il y a quelque chose dans cette rue de Tolbiac, on a l'impression, on a jamais été autant
dans la rue, avec toute la violence que cela implique, ce dialogue piéton-voiture, "non toi vas-y, non vas-y c'est à ton tour",ces étudiants partout, qui pullulent dans les entrailles du métro pour enfin sortir à la chaîne par l'escalator, et des cours qui commencent à toutes les heures, l'école de journalisme en face, mon sac lourd, le métro, les gens qui courent, les gens pressés, les gens qui attendent, les gens qui fument, les groupes, les cafés où la pluie tombe aux pieds des fumeurs sous la bâche, se sentir joyeusement agressée de partout. Maintenant je comprends quand Monoprix disait "dans ville il y a vie", la ville est une bonne invention où l'on passe son temps à passer devant des formes géométriques. Je doute très sérieusement que quelqu'un puisse me voir. Déjà trois semaines que j'aurais appris à cultiver ce que je pressentais déjà dans mes premiers journaux intimes, à savoir mon potentiel d'invisibilité, cette capacité à se croire très libre parce que très transparente, ça a longtemps été ma façon à moi de me guérir d'une timidité à toutes épreuves, je n'avais pas d'autres choix car toujours en moi l'impression de devoir sans cesse justifier ma place quelque part. je me faufile avec le numéro de ma salle dans la tête, dans l'ascenseur je regarde par terre, je regarde mes nouvelles bottines. j'ai passé plusieurs semaines à penser au genre de chaussures que je voulais, j'avais deux trois paires en vue et dans ces cas-là il s'agit de marcher en s'imaginant successivement avec chacune de ces paires, contextualiser le désir, et puis aussi ne pas jouer les inconséquentes mais aussi prendre en compte les couleurs dominantes de sa garde-robe, très important. finalement ce sont ces bottines en daim marron, avec un talon, B. m'a dit qu'il voulait les mêmes mais sans talons. je viens tout juste de réaliser que c'est le grand truc de l'hiver ces chaussures, toutes les filles en portent, mais ça ne donne pas le même rendu selon qu'on soit archi-lookée ou femme-passe-partout. Au café j'ai demandé à une fille qui lisait quelque chose comme le Nouvel Observateur si le journal posé là était à elle et si je pouvais le prendre merci, elle m'a tendu son visage autobronzé et a enlevé ses écouteurs, surprise de retrouver l'usage de la parole. Je savais qu'il n'était pas à elle (sinon je n'aurais jamais demandé), je l'avais observée depuis le début, le journal avait été là bien avant elle mais ça me plaisait de lui parler et je me voyais mal prendre le journal sans m'annoncer, comme s'il m'était dû, non je ne suis pas comme ça. Je n'aurai plus besoin de l'acheter, il y en a toujours un qui traîne quelque part, dépenser un minimum c'est presque possible pour l'étudiant, les cafés sont à cinquante centimes, la presse payante on la trouve dans le hall. Les étudiants aiment à se nourrir de panini Nutella, la nourriture du CROUS acquiert du fait de son prix une petite tête fade et sympathique, les madame et monsieur de la caisse sont bienveillants et comme il est convenu de procéder je pense à la vie de la madame qui me sert mon pain aux raisins, des pensées prévisibles, oui j'imagine la vie des gens dans le métro, etc. La machine de la cafétéria, le liquide tombait dans le vide, je n'avais pas compris que le gobelet n'était pas inclus, de la matière se perdait devant mes yeux et j'ai essayé d'en rire avec la fille à côté alors que je trouvais ça terrifiant, je ne me suis jamais sentie aussi impuissante.

Je monte le sucre au niveau quatre, j'attends que la machine inscrive "merci merci merci" sur l'écran, je réfléchis à pourquoi trois merci, cette machine n'a pas d'âme et on essaye de nous faire croire le contraire. je ne peux pas m'empêcher de prononcer "merci merci merci" dans ma tête, la dernière fois une fille a carrément lu à voix haute à ses copines "merci merci merci". Le verre est lourd de liquide, il ne faut pas le déloger de sa position verticale. Je le bois discrètement sur une longue tablette en aluminium, face à des affiches rouges et noires, dos à tout le monde, j'espère seulement que depuis deux semaines personne n'a souligné mon embarrassante solitude, toujours devoir tout justifier alors que je ne sais jamais pourquoi je suis là et pourquoi je fais ça. Cécilia avait raison, mais j'y reviendrai. La dernière fois un mec est venu arracher des annonces pour la location d'un studio d'enregistrement qui avaient le malheur d'être collées par-dessus les affiches d'un syndicat d'extrême gauche, il les arrachait à pleine main, feignant un énervement contenu.

Les tentatives de lien social par le biais de soirée et de week-end d'intégration nous paraissent trop programmés et vendus avec trop d'enthousiasme pour que l'on s'y fie, nous sommes de ceux qui n'avons jamais cru en tout cela. Je sais que les relations se nouent soit naturellement, sans précipitations et d'un commun accord, soit cela ne se fait jamais, j'ai trop conscience des étapes par lesquelles passent deux êtres humains avant de pouvoir se tutoyer et manger la bouche ouverte ensemble que je me sens incapable de repasser par là avec qui que ce soit: c'est dans ces moments-là qu'internet a facilité beaucoup de choses. je n'aime pas à être rappeler à la nécessité pour l'être humain de nouer des liens sociaux pour être content sinon équilibré, j'aime persister dans ma solitude, leur montrer à tous que je me débrouille et la plupart du temps c'est le cas, je me sens une heureuse observatrice : moins on parle plus on voit.

Mais même quand je parle à quelqu'un, à Karine qui a remarqué par l'appel que faisaient les chargés de TD que nous avions tout nos cours de philosophie en commun, "Murielle, c'est ça?" même quand je lui parle, c'est creux, surjoué, exécuté à contrecoeur. Deux gifles mentales. Tu as tout faux murielle, il faut changer les codes de la discussion, parlez comme dans les films, commencez in medias res comme nous apprennent les profs de français, que les gens aux alentours puissent vous entendre et vous trouver sensass', dire d'abord ce qu'on pense avant de dire ce que doit penser un étudiant : un étudiant est fatigué et à trop de travail, mettons nous d'accord. c'est à nous de réinventer le réel par la discussion et cela fait beaucoup trop longtemps que je n'ai pas bien discuté comme on prendrait un bon repas. Refaire intelligemment le monde, avec la brillance que suppose notre jeunesse, l'arrogance inhérente à la jeunesse, l'arrogance que je n'ai pas et qui m'impressionne chez certains. voilà ce qui manque, voilà ce qu'il faut faire. Le parcours est bien trop long, connaître les autres un peu plus en profondeur, c'est à dire dépasser la discussion sur les cours, le travail et la fatigue, cela suppose du temps que personne n'a plus et qu'on avait lors des récréations, condamnés à se trouver ordinaires les uns les autres, j'essaye de me dégoûter des autres faute de pouvoir leur parler un jour : c'est la bonne tactique.

Parfois je lève le doigt en TD de philosophie, je pose une question alors que j'en ai mille mais je fais attention, je prends en compte les autres, et le cours doit avancer, et de toute façon la prof rigole à ma question, j'aimerais savoir si j'ai bon mais elle préfère rire et me dire que je vais trop vite, M. Franck lui il m'expliquait, il me corrigeait, je sortais et tout était clair, tout était propre, je pouvais faire du cours d'aujourd'hui mon miel, on se regardait avec les copines et on se disait que le cours était "ouf" et on allait boire des chocolats chauds chez Hubert. J'aimais amener M. Franck à la digression, son savoir est aussi confortable qu'infini, il tourne les choses bellement, quand il s'exprime on éprouve le plaisir ressenti devant une chose parfaitement exprimée et sur laquelle il n'y a plus à revenir. Il ne se complaisait jamais dans la beauté de son propos, c'était toujours juste ce qu'il faut, il en imposait, il était d'une classe inouïe. Ici le savoir est triste, le savoir est gris, comme si nous nous étions tous mis d'accord : tout le monde ici dans cette salle aime la philosophie à présent il va falloir la bosser, la disséquer, l'écarteler dans l'austérité de l'ennui, en haut d'une tour, au 21ème, parmi les nuages, j'avais dit à mes copines "j'ai l'impression de faire cours dans un avion", la fille qui était dans l'ascenseur avec nous avait rigolé. L'ennui est le critère d'un bon cours de philosophie ça ne me prend plus au coeur, tout s'est perdu, dilué, mon enthousiasme intellectuel est proche de zéro, on vous parle de libre-arbitre et de conscience morale alors qu'un élève sur deux baille dans sa manche tandis que l'autre moitié pense à sa pause clope, que mon voisin dessine les étudiants de la classe et qu'une indifférence polie régit nos rapports. Je me sens abrutie, je n'ai plus de questions à poser aux profs, plus d'étonnement philosophique. A côté je lis des livres, je fais mes choses, comme toujours comme tout le monde, mais rien ne compte si je n'ai pas l'occasion d'en parler, de m'enflammer, et à force de ne pas parler, de ne pas dérouler mes opinions je finis par me demander si je n'ai jamais été capable d'avoir une opinion sur quelque chose. Je garde pour moi mes impressions sur le monde, dans cet état sauvage et inarticulé que suppose toute chose élaborée uniquement pour soi-même. Je ne suis pas contre mes chargés de TD, je les trouve tous assez compétents, on devine leur érudition à travers quelques détails et ils font preuve d'une fade bienveillance qui à force de s'étaler sur l'ensemble des étudiants finit d'appauvrir la part octroyée à chacun.

Le Jardin du Luxembourg a une odeur de mort, j'ai toujours trouvé que les parcs et les jardins sentaient la mort, la gravité, la gravité de l'enfance, du couple, de la vieillesse, il y a tout cela en même temps et ça toujours été trop pour moi. Ne jamais passer devant un couple, un couple déteste tout ce qui n'est pas lui, disons que ça l'indiffère, ils pensent que les bancs et les cafés ont été conçus pour eux et que les gens sont la réalité à laquelle ils essaient justement d'échapper, non vraiment les éviter, ne pas prendre le risque d'être chosifié par leur regard, ça ne vaut pas le coup, ce n'est vraiment pas la peine. Par terre il y avait des feuilles d'automne géantes, encore fraîches, encore plates, il était dans les sept heures du matin, je rentrais d'une soirée où le but avait été de prendre ma revanche sur ma semaine où je n'avais presque parlé à personne, les gens transvasaient leurs flots de paroles en moi et j'en faisais autant, parfois ça revenait, l'envie de mettre pause, de leur dire "s'il te plaît ralentis je dois noter ta dernière phrase". comment ça se passe la fac, bah écoute j'ai toujours pas d'amis. Regardez Cécilia, elle a des amis pour chaque TD, son visage rayonne d'une manière un peu factice, preuve d'une sociabilité qui en est à ses balbutiements avant que ses nouveaux amis ne deviennent des compagnons d'ennui. Je déjeune avec eux, elle joue sur deux fronts, elle sait faire ça, moi pas du tout : en même temps me contenter, parler de ce qu'il y a dans le Pariscope, parler de la bande du lycée, puis contenter l'autre groupe, ça ne lui fait pas peur, personne n'est vraiment lui-même, on se croirait dans les photos des premiers manuels d'anglais où des jeunes d'un autre monde sortis des années 80' font mine de discuter, se tiennent bras dessus bras dessous, elles étaient fascinantes ces photos. J'ai peur de commencer à avoir des devoirs envers des gens,commencer à devoir me mettre à côté de., elle avait peut-être raison quand elle disait aux trois très beaux hommes grecs rencontrés à son TD d'italien "alors murielle c'est simple, elle se sent seule partout, où qu'elle soit elle pense qu'elle est seule, mais le truc c'est qu'elle cherche à rester seule". C'est là qu'on se rend compte que cette fille-là à côté de vous est bien son amie : elle nous a cerné en silence, sans le dire à personne, gardant pour elle les informations et les sortant pour l'occasion. C'est bien, je n'avais pas à me retrouver au milieu d'une phrase à me demander si je jouais la solitaire de base, c'est elle qui faisait tout le boulot, je me disais, je me sentais bien, quelqu'un sait pour moi, pour mon cas, je pouvais aller dormir, elle passerait après moi pour justifier, certaines personnes sont vraiment comme de gros coussins.
Il y avait un des grecs, son visage me prenait au coeur, ravagé, élégamment désabusé, quelque chose qui a dû s'en aller en même temps qu'il acquérait de l'intelligence, des cheveux dorés, une grande fossette sur le menton, une peau tellement criblée de tâches de rousseur qu'à distance raisonnable le teint semblait unifié, littéralement aspirée par son visage, éclatée par terre. Les visages, leur beauté, c'est tellement rafraîchissant, trop de choses concentrées dans un ovale, ils sont là, ils se promènent librement dans la ville et on laisse faire. Ce grec, Ianis, avait-il seulement conscience de ce qu'il nous donnait à voir? à quel moment avait-il arrêter d'être halluciné par son propre visage? le soir il dormait, enfermé en lui-même, et des femmes l'avaient aimé et il avait aimé des femmes. Emportez un visage, au creux de ses mains, comme un peu d'eau. Le visage, il n'y a que ça qui me manque chez les autres, que ça qui me fait courir, qui mérite que l'on court, qui mérite que l'on actionne notre mémoire, nos appareils photos, ce qu'ils en font et comment ils les portent, comme de doux fardeaux, à travers les villes et les pièces, "j'ai vu ses yeux de fougère s'ouvrir le matin sur un monde" je dois absolument revoir Ianis comme on réécoute, assoiffé, une chanson qu'on a voulu écouter toute la journée. Rendez moi Ianis.
Donc six heures du matin, et ces énormes feuilles par terre, je me disais que ce n'est pas parce que je suis habituée à les voir que je ne dois pas m'autoriser à aller à leur rencontre une bonne fois pour toutes. Les feux tricolores tournent à vide, on est dimanche matin, comme il disait, en banlieue les gens dorment, c'est ça, ils dorment, je viens en banlieue pour dormir et la journée je me jette à corps perdu dans la ville, je me baisse pour en ramasser une, elle est majestueuse, la taille d'une grande main d'homme. Dans l'autre main je porte une grande assiette blanche que j'avais oublié de ramener et qui contenait un gâteau; une assiette dans une main et dans l'autre une feuille. Je la pose à côté de mon lit avant de dormir, en espérant que ma soeur se demandera ce qu'une feuille fait dans la chambre et trouvera ce moment mollement poétique. En me réveillant à 15 heures la feuille s'était recroquevillée sur elle-même, elle craque sous les doigts, elle ne supporte pas la civilisation alors elle se durcit, rétrécit et brunit dans des tons qui rappellent mon salon, je décide d'aller l'offrir à ma mère qui l'accepte telle qu'elle est et l'insère dans un grand vase au salon parmi de grandes et arrogantes fleurs de perles.

Tom Waits - Little trip to heaven (on the wings of your love)

image : La vie de bohème - Aki Kaurismaki

jeudi 22 octobre 2009

Un certain Florian

J'ai connu Florian au moment du mail collectif envoyé par Quelqu'un à l'ensemble des étudiants en Sciences Humaines concernant le "week end d'inté". Dérouler la liste des destinataires et relever le nombre d'adresse Gmail fait partie d'un de mes plus grands et plus rares plaisirs. Florian était de ceux-là et son nom et prénom étaient écrits en toutes lettres avant le @, ma curiosité (dont la démarche ci-après à tout d'un automatisme et rien d'original) me portant jusqu'à la "vitrine" de sa page FB, l'avatar me laisse deviner un visage caché derrière un masque vénitien à la Zorro, je reconnaissais un garçon remarqué lors d'un cours de philo, arrivé en retard et prenant le cours sur une chaise contre un mur près de la porte. A première vue je l'avais trouvé très distingué, un peu éfféminé quoiqu'un peu ridicule, bref, le genre de remarque que l'on se fait dans l'égoïsme et la bêtise de ses pensées spontanées, je me parle à moi même comme à une bonne copine avec qui je pourrais me permettre la vulgarité. En TD les personnes en retard et qui n'ont pas de place (une place = une chaise et une table) doivent accepter d'être violemment exposées aux regards des autres. On aime à voir comment ils se débrouillent, ou tout simplement, ils sont face à nous, la lumière naturelle de leur visage toujours à portée de regard, ce sont des proies faciles, le regard aime les visages, il les mange tout crus.
Florian est tout frêle, il a de longs cheveux fins châtain foncé, des yeux bleus, une peau du blanc prévisible qui va de pair avec la couleur de ses yeux, une mâchoire un peu carrée, un peu enflée. C'est un physique qu'on sait très bien classer , on le voit et on comprend : on en a vu mille des comme lui. J'ai remarqué qu'il avait un peu d'acnée au niveau des joues, c'est très localisé et le reste est immaculé, ce qui fait que son visage se retranche tout à fait de ces deux trois boutons, ils ne sont pas lui, ça ne le concerne pas. La forme lisse et maigre de son corps m'effraie un peu. Je ne le sens pas à la hauteur de me protéger, j'ai l'impression que je pourrais le tabasser et gagner à tout moment, alors je le regarde comme, je ne sais pas, un beau vase qui n'irait pas avec mon salon.
Alors Florian est assis devant moi, ou derrière, et pendant les inter-cours, tandis que je suis pétrifiée de solitude, lui semble ne parler à personne. Il sort son bel exemplaire du
Léviathan (la veille je m'étais renseigné sur ce livre et son nombre de pages (1500 et quelques) l'avait tout de suite placé à la toute fin de ma liste des priorités, j'ai toujours un peu de mal avec les jeunes qui de façon un peu immature sautent des étapes dans leur lecture, je veux dire qu'il y a des raccourcis à ne pas faire et une hiérarchie qui s'établit au seul flair de l'intuition. Ils lisent un livre au capital culturel plus important qu'un autre pourvu que l'acquisition d'une culture de surface soit rapide et efficace, Florian n'est sûrement pas comme ça et je le pense plein d'innocentes intentions de gros lecteur mais il me fallait remettre les points sur les "i" avec cette catégorie de lecteurs malheureusement très présente autour de nous) qu'il lit distraitement, sort son Moleskine de sa serviette en cuir, il fait mumuse avec ses beaux jouets. Je le sens encore un peu snob dans ses rapports avec les autres, avec ce que cela suppose d'exigence mal placée, de gêne face à ce que l'on n'approuve pas au nom du bon goût. Sa vue m'est reposante, il vit dans le luxe et la volupté de ses petites affaires, le voir tranquillement plier son écharpe en soie bleu marine m'a relativement bouleversé, c'était tout un petit cérémonial. On le sentait encore en train de manipuler un objet neuf à ses yeux et qu'il n'aurait pas eu le temps de s'approprier. Son jean était très beau (non vraiment on voit tellement de jeans moches de nos jours qu'un beau jean mérite d'être salué sur ce blog), son manteau noir agrippé à sa chaise traînait un peu par terre et il aimait à faire bouger, à tortiller ses pieds pour faire plisser le cuir de ses Repetto Zizi blanche : c'est un peu comme ça que cela se passe quand on en revient pas d'avoir d'aussi belles chaussures, ça m'arrive aussi et c'est très bien : on a le recul approprié sur nos pieds et pas forcément sur le reste de notre corps.
Cet homme est une petite fille précieuse, accumulant assez de détails pour pouvoir rendre le tout cohérent et beau à contempler, mais je ne sais pas, il y a toujours chez la petite fille précieuse plus que la conscience de plaire, une forme de compréhension du style, de l'élégance qui est une des nombreuses manifestations que peut prendre l'intelligence et qu'on aime à rabaisser au profit d'une forme plus austère.
L'histoire n'a jamais commencé, je n'ai jamais adressé la parole à Florian, nos regards se sont déjà croisés, seule preuve qu'il doit être vaguement au courant de mon existence. J'ai remarqué que nous avions deux cours en commun et me demande toujours ce qu'il y a de mieux entre être placée devant lui (cela suppose qu'il vous regarde au moins une fois, surtout si vous avez un Netbook, on lui laisse l'occasion de nourrir une forme de curiosité à votre égard) ou derrière lui: dans ce cas-là on s'amuse à fixer les subtils mouvements et ondulations de son pull le long de son dos, un demi profil nous ravit et nous semble être le début d'une attention, d'une rencontre. De toute façon, il est toujours en retard en cours, ce qui me permet aucune marge de manoeuvre et à lui toute la liberté de se placer plus ou moins loin de moi, c'est un moment terrible à vivre où son choix indifférencié d'une place conditionne pour moi les trois heures qui suivent. Au final je dirais que Florian n'est finalement rien d'autre que la preuve du neutre ennui et de la neutre solitude que je viendrai d'atteindre en ces premières semaines de cours. La personne qui au premier abord nous indifférerait devient par un évènement ridicule le centre de notre attention, le coeur d'un jeu entre nous et nous-même, le personnage d'une fiction minuscule, trop bête pour être articulée, avouée, mais qui constituerait peut-être l'attrait principal d'un cours de philosophie morale de trois heures. En attendant de pouvoir parler à quelqu'un en cours (avoir un ami en cours ne signifie pas forcément bavarder sans arrêt avec lui, il y a aussi une forme de conversation qui se fait dans le silence et par le seul fait de la relation qui unit deux amis entre eux; ils continuent d'avoir des intentions l'un envers l'autre, n'hésite pas à penser ou à éprouver à la place de l'autre, dans le regard de certain ils ne fonctionnent qu'à deux, un peu comme une photo de famille où à sa simple vue se laisserait deviner dans leurs moindres détails les rapports entre chaque membre; c'est précisément cela que je recherche quand je parle d'amitié) je brode autour de lui et à son insu, je nous imagine parler dans les couloirs, il met sa serviette sur la chaise d'à côté pour me la réserver, j'en fais autant si jamais c'est moi qui suis en avance, on ne se voit pas vraiment en dehors des cours et l'apprentissage de nos points communs se fait lentement mais sûrement et dans une joie toute naïve et acceptée comme telle. Peu à peu je retrouve goût à la vie et parler de mes problèmes d'étudiante tragique et comprendre qu'ils sont partagés m'allège très simplement le coeur. Je le trouve plein d'humour, il n'est pas contre mes cernes.

jeudi 1 octobre 2009

Ce que j'aime, c'est mélanger ma mousse au chocolat jusqu'à ce que ça devienne une crème un peu fluide, et attester de l'importance du rôle de la texture dans la perception du goût, faudrait que je pense à un cadeau pour le retour de ma soeur, hier c'était juillet et son départ, maintenant octobre et je dois ranger la chambre pour son retour, auréoles de tasses de café, chemises accrochées sur les poignets, piles de magazines, de feuilles, de brochures sur un film, le rangement c'est dépolluer la vue. Il y a forcément un changement imperceptible à rester de longs mois toute seule comme ça, on change, mais je ne sais pas vraiment par où je change, c'est seulement qu'un jour on se rend compte que voilà, notre esprit n'a plus la même couleur, que nous remuons d'autres grandes idées dans la rue ou le soir dans les transports, de ces idées qu'on trouve, qu'on garde et qu'on fait pousser, on se révolutionne lentement. Oui un cadeau, pour lui rendre son retour un peu plus doux, ce sera comme son retour de New York où l'on pressentait que tant de choses s'étaient passées mais où je lui avais dit de ne rien me raconter pour ne pas qu'elle se fatigue à vouloir retranscrire l'impossible. Ça lui appartenait. Maintenant elle revient et quitte son école pour un master à Paris III, c'est ça qui lui fallait, plutôt qu'une école de connards, j'espère qu'elle ne vivra pas avec toujours en filigrane le désir d'un retour à Dubaï, ou dans l'attente de son retour à Dubaï en décembre, parce qu'elle y retourne, et qu'elle finira bien par y habiter, là-bas ou ailleurs, elle y sera mieux, comment le comprendre: ce sont des histoires bêtes et simples de "mentalité" de libanais versus "mentalité" de français. et moi je serai en France, dans des cafés et des soirées je dirai "j'ai une soeur à Dubaï" et les gens auront l'esquisse d'une image brève et immédiate, celle d'une française esseulée dans une ville de verre et de climatisation, "enfer climatisé", oui. voilà, là encore ce n'est qu'une question de temps. je suis chez moi, je passe mes après-midi au lit à écouter la radio,je ne sais pas où je regarde, pas forcément le plafond mais en tout cas j'allume la radio et j'écoute tout sans exception et pendant qu'une boîte dans ma tête s'occupe de mettre des images sur le flot de paroles une autre s'occupe de penser à bouger, mais le désir de faire quelque chose de sa journée n'est plus aussi pressant qu'avant. j'ai désormais atteint une quiétude de premier choix, d'abord on s'étonne de la tranquillité puis c'est une fois habitué à elle qu'on est vraiment tranquille, le seul plaisir d'être là, d'avoir des choses à se remémorer, à se raconter et d'autres à attendre calmement, la respiration tranquille et le corps en bonne santé, entamer comme un check point en soi-même, des pieds à la tête, attester de son bien-être. dans la rue je passe devant les vitrines, les cafés et les bacs à livres devant Boulinier, et j'ai très clairement conscience de vivre dans un monde en paix et que c'est ça le monde en paix, le monde libre. si on me demandait, je dirai que le monde en paix c'est quelque chose entre cet homme au regard que n'accroche aucun titre de livres à 20 centimes ou cette femme qui retire de l'argent, c'est un monde apaisé, peut-être sans enjeux apparents mais je ne vois pas ce qu'on pourrait demander de mieux, tout est peut-être très bien, quelqu'un doit le décider pour moi, je vois les anomalies, les détails, mais dans l'ensemble voilà le boulevard Saint-Michel comme hier et demain, peu importe le degré de nos souffrances, tout le monde s'occupe avec élégance à ne rien laisser paraître. la violence des sans-abri qui tiennent des pancartes "j'ai faim", ça aussi c'est en quelque sorte apaisé, délavé, c'est vidé de sa violence depuis bien trop longtemps, c'est que tout le monde a déjà donné. dans le métro je pense à mes cheveux qu'il y a vingt minutes étaient encore tout plein d'eau et je me demande si les gens autour s'en doutent et est-ce qu'il y en a un qui pourrait faire mieux et dire "il y a 5 minutes j'étais dans ma douche", je me dis que je suis neuve, plus neuve qu'eux et que je commence ma journée quelque part dans l'après-midi alors que les autres sont tout sales de fatigue, ici et là depuis des heures, ils se trimballent eux-mêmes. et ce décalage, le fait que je me sois levée à 13h et eux à 8h change totalement notre perception de la situation, je vis cela comme une tranquille aventure, je pense à la douche que je viens de prendre, il pense à la douche qu'ils vont prendre, ils viennent de la rue, rentrent chez eux, perdent une première épaisseur en se délestant de leurs sacs, une deuxième en enlevant leur manteau, reprennent une forme normale, et cette lumière abricot caractérisant l'intérieur d'un foyer et qui coule sur eux, ils mangent du jambon? au cinéma j'aime sentir mon bras qui porte encore l'odeur de la crème hydratante, si on ne me connaît pas on ne sait pas bien ce que je suis en train de faire et peut-être que le geste qu'on devine du coin de l'oeil fait peur. je crois de toute façon que j'évite de faire de telles choses à côté d'inconnus, je n'aime pas laisser derrière moi une mauvaise image, ce serait comme passer devant quelqu'un et laisser un bref courant d'air nauséabond. Cécilia me dit ensuite "ouais je t'ai grillée au cinéma". Cécilia a dit à Charlette que je passais mon temps à bailler pendant la nuit milos forman, j'ai dû lui dire que je n'avais baillé que deux fois et quand même, à 5h du matin au bout du troisième film. Ça m'a irritée de devoir repasser après elle pour corriger en précisant, je me suis sentie insultée par ce "elle" employé pour me désigner, C'est que trop de gens disent "tout le temps", "tout le monde", parlent grossièrement des choses, avec un gros marqueur noir dans la tête, alors que tout est dans le détail la précision l'exactitude la nuance, par exemple je ne voulais pas dire aux gens "on était trois dans la salle" lors de la nuit milos forman, alors j'ai compté les gens. Je suis revenue des toilettes et j'ai balayé la salle du regard en additionnant très vite dans ma tête les points de clarté qui parsemaient les rangées de sièges, et on était huit. et l'organisateur de la soirée a rigolé "excusez moi mais c'est la première fois que je vois une salle aussi calme", il avait dit "calme", pour ne pas dire "vide", cela aurait fait du mal à tout le monde, mais c'est vrai que d'un côté, les premiers films de milos forman, qu'est ce qu'on en a à foutre.
Nous avions rendez-vous à la sortie du métro George V, là où quelques semaines auparavant je m'étais faite renversé par une Vespa noire, sous la pluie, elle m'a cogné assez fort pour que je tombe par terre d'une traite, sans préparation, debout/couchée, d'une seconde à l'autre, même que dans les films tu te demandes comment ils font pour ne pas avoir mal. Il y avait une pluie tellement folle que ma parka avait changé de couleurs, passant du beige clair à une sorte de papier kraft mouillé, j'avais la tête sous la capuche et le bonhomme était vert alors je n'ai pas regardée mais j'ai entendu klaxonner alors j'ai couru sans savoir qu'en courant je m'approchais en fait du point d'impact, et le bruit du klaxon se faisait de plus en plus proche, assez proche pour qu'il ne soit destiné qu'à moi.
Une fois par terre j'ai eu le temps de m'abandonner en victime pendant environ une seconde, l'intensité de ce que l'on s'apprête à vivre est tellement forte qu'on a pour réflexe de fermer les yeux comme pour l'éviter, mais c'est déjà trop tard. Ce clignement d'yeux c'est ce qui provoque l'impression d'un avant et d'un après l'accident. En les rouvrant ma capuche s'était enlevée et à la place la clarté du ciel et la pluie me dévoraient le visage, je m'imaginais avec quelques mèches humides zigzaguant sur ma joue. Je me suis relevée comme une grande, je me souviens précisément du talon de ma botte qui se réinstalle perpendiculairement au trottoir, je n'en voulais à personne mais il fallait fuir parce qu'autour ça médisait intérieurement et ça ne me connaissait pas. je voyais des hommes d'affaires qui de loin et en chemises fumaient sous un préau, le conducteur de la Vespa était aussi tombé par terre, la tête enflé par son casque comme une grosse sucette, d'un ton sans acrimonie il m'a dit de faire attention en traversant et il m'a demandé si j'avais quelque chose, je crois que j'ai répondu "un peu mal à la jambe mais ça va" car cela paraissait plus sincère que "nulle part", ou que "partout", disons qu'il me fallait quitter ce lieu, cette chaussée au plus vite et m'introduire dans un périmètre où les gens ne savent pas que je suis la piétonne imprudente. En prenant le trottoir une femme m'a demandée si ça allait, j'ai dit oui merci et j'ai marché, trempée comme jamais, je devais acheter un sac pour ma soeur, tout était impeccable calme et vide dans la boutique, sauf moi, trempée, bousculée, malmenée et arrivant quand même à demander ce qu'elle avait en bleu marine. C'est après coup, quand les sensations et le feu de l'action s'amenuisent, quand le corps est au clair et au calme que l'on repère quelques discrètes douleurs, un peu mal à la tête et un peu à la cuisse, puis un léger torticolis et des courbatures qui s'accentuaient de jour en jour pour ensuite s'apaiser decrescendo. D'abord on a peur pour soi, est-ce que la douleur doit être insurmontable pour comprendre que quelque chose est cassé? et trop la flemme d'attirer l'attention d'un médecin, d'une mère, d'une famille sur moi et pourtant le besoin d'en parler, parce qu'au delà de la douleur physique, cette expérience était en tout point un gouffre de solitude. Je n'ai même pas réussi à le dire à ma mère, à construire une phrase, ça ne sortait pas, et puis j'avais à la fois envie de lui raconter quelque chose de fou, de l'inquiéter en même temps que de la rassurer, je n'avais pas envie de prendre le parti de quelqu'un, c'était ma faute, elle me gronderait, c'était sa faute, pourquoi tu n'as pas pris son numéro? Une mère a tendance à tout résoudre, à tout laver et plier comme du linge, ça ne me plaisait pas. On devient pendant quelques heures son propre fait divers, "se faire renverser par une voiture", c'est quoi, c'est un film, un fait divers oui, l'histoire de l'amie d'une amie, quelque chose de bien loin, vu mille fois, vécu zéro, et puis ça nous arrive, on teste pour les autres, on peut en parler. Je l'aurais vécu au niveau 1, c'est à dire pas de sang, pas assez de dégâts pour que je me plaigne, deux trois autres circonstances auraient rendues la chose mille fois pire. J'ai pensé à nos corps et à l'état de permanent confort dans lesquels ils évoluent et passent leur vie, jamais ils ne se font violence à part quand on fait du sport, on passe sa vie à l'effleurer, à le nettoyer, à le faire s'asseoir, s'allonger, tout ça c'est des caresses, nous vivons dans du coton mais la brutalité n'est jamais loin. Cet accident m'a aussi donné l'occasion d'être attentive à mon corps et à son rétablissement, on se réjouit de sa faculté à tout remettre en ordre, à se régénérer, cette superbe machine beige, fragile mais sévère, sévère mais maternelle.
J'attendais Cécilia, un peu plus d'un mois après l'accident, elle a été très en retard et je lisais, mon livre posé sur un rebord près du megastore Louis Vuitton. Tiraillée entre un intérêt profond pour mon livre et l'envie de m'énerver tout rouge de son retard, bien calée entre deux mondes. J'avais peur que ses excuses ne soient pas assez sincères à mon goût, cela m'aurait laissée amère pendant encore longtemps et j'aurai dû me forcer à poursuivre la conversation car je ne sais faire qu'intérioriser. Quand elle est arrivée il était déjà trop tard pour ce qu'elle voulait faire, c'est à dire s'acheter un sac, dans un sourire timide et délicat elle m'a dit "Mille excuses" tout en exécutant une faible révérence, disons une inclinaison de la tête qui a eu le don de me faire tout à fait oublier ce retard, j'étais même de meilleure humeur, me repassant la scène que j'estimais être un petit miracle. Nous avions faim et pensions au même restaurant : la pizzeria rose pâle rue des écoles. Il faisait maintenant nuit et nous étions libres et responsables, se dirigeant vers la pizzeria, je lui ai dit "hé ce soir on peut commander des cafés après les pizzas", on s'en fichait, on allait rentrer avec le jour, on parlait de n'importe quoi, de mille fois la même chose, qu'il nous fallait de nouvelles chaussures, du donormyl, de nos licences, des livres chez boulinier, de ce qu'on aimerait comme rétrospective à la filmothèque, de ce qu'on aimerait comme nuit au champo, des actrices qu'on aimait, des textes qu'on aimerait écrire sur les réalisateurs et les acteurs, de sa famille, de ce qu'elle avait mangé chez sa tante, de ce qu'on commanderait au reflet, de monsieur franck, de monsieur delmas, de ses personnes placées de l'autre côté de nos vies et que les autres ne connaissent que par deux trois faits, j'en viens même à les numéroter, baptiste 1, baptiste 2, baptiste 3, aurélien 1, aurélien 2, julien 1, julien 2, derrière l'un des gérants de la pizzeria était attablé devant une grosse assiette de salades et une cuisse de poulet qui brillait un peu, il m'a rouvert l'appétit trop faiblement fermé par ma pizza aux aubergines. On est allé au Monoprix essayer des rouges à lèvres et acheter un paquet de biscuits, elle m'a dit que les tartelettes au citron meringué était trop bonnes, je ne les connaissais pas. quand on ne connaît pas quelque chose la personne s'empresse de nous demander si on aime une chose qui s'y rapproche, c'est marrant.

mercredi 16 septembre 2009


Il me faut 40 minutes pour aller de Courbevoie à la rue Tolbiac. Je portais ma récente chemise bleue, j'en aime la couleur au motif assez petit pour qu'elle paraisse, à un mètre de moi, simplement bleue. La matière, ce fin coton. Dedans je ne me sens pas du tout travestie comme dans certaines choses un peu trop féminines pour moi, je me sens plutôt très moi. J'avais un pull sur les épaules et mes Adidas. Quand j'y pense, j'ai ces adidas depuis la 3ème, en temps normal je change trop souvent d'affaires pour les voir vieillir mais les chaussures on les garde, ça vieillit dans son coin, trop chiant à vendre sur Ebay peut-être. J'y ressens comme une fierté mal placée, contente d'être capable de constance, de fidélité, c'est un peu ridicule. Ce qui fait tout sur les stan smith c'est la petite languette verte (ou bleu marine) derrière.
Je lisais la presse en attendant debout devant le Centre Pierre Mendès-France. Lire le journal me permettait de me départir de ma gêne à être là, debout, à attendre qu'il soit 11h, j'étais concernée par autre chose (une interview de Roselyne Bachelot, lol) et ne prenais pas part à la gêne générale (c'était peut-être dans ma tête) qui englobait tous les jeunes étudiants hésitant à franchir l'enceinte ou à attendre encore un peu, peut-être se disait-on qu'à partir de 11h notre présence en ces lieux deviendrait légale.

L'amphi n'était pas très grand. Sur le site ça disait "la plus grande université de philosophie en nombre d'élèves" qui m'avait fait imaginer quelque chose d'assez important pour que ça en devienne décourageant. Plus tard j'ai fait remarqué aux gens, aux amis que j'avais pas réalisé à quel point la philo restait un truc peu demandé, ils me répondaient des variantes de "tu croyais quoi?". Je m'étais jusqu'à maintenant figuré le contraire, c'est comme ça quand on étend sa pensée, ses préférences au reste du monde; il finit par nous surprendre. On pouvait penser qu'à ces premières années l'amphi devait être beau du moins propre et qu'il n'a enlaidit qu'à force d'années et de graffitis, mais en fait on se rend bien compte que sa laideur réside dans sa conception même, ses murs de briques positionnées de la façon la plus moche qui soit, et réhaussées d'un "TRAVAILLE PLUS, CONSOMME PLUS, TU MOURRAS PLUS VITE".

Ce qui me gênait c'était ce manque de renvoi d'image de moi-même, cette immersion un peu trop totale dans l'anonymat, disons plus que l'anonymat, une sorte de néant, où l'on ne s'envisage pas autrement par les autres que venant de naître, de pousser au milieu de l'amphi et prête à se désactiver avec la fin de la réunion. J'essayais de ne pas les considérer ainsi, de ne plus avoir cette prétention là, au lieu de ça je pensais à leurs mères, je les imaginais parler de la réunion dans la cuisine, essayant de décrire vaguement ce qu'ils avaient pu ressentir au milieu de ces autres gens qui ambitionnent de connaître les mêmes choses qu'eux, la philosophie, la liberté bon marché, la machine à café, tout ça.
Alors que j'entrais au lycée avec une place, un rôle à jouer, certains terminales me connaissaient, je pouvais dire bonjour aux profs des années antérieures, tout ça s'était sédimenté sur trois ans, à présent il fallait revenir à zéro: une zone de plus sur le pass navigo, une carte d'étudiant, de la place à faire pour les livres, un petit netbook bleu marine, Paris à la place de Neuilly, un peu plus d'argent de poche, une vie de grande personne libre à organiser. J'ai trop pensé à ce jour pour ne pas en parler, plus jeune mon père me disait "faudra que tu apprennes à prendre le métro toute seule", les chiffres dans les ronds de couleur m'étaient d'un charme incompréhensible et je pensais au jour où j'irai m'acheter des vêtements toute seule, où je remplirai mon frigo, j'y pensais beaucoup. On se responsabilise trop naturellement pour que ça nous saute aux yeux. On acquiert beaucoup de liberté en peu de temps et on peut s'amuser à aimer ça, à trouver que ça suffit, que c'est pas mal, que c'est du plaisir, au lieu de trouver ça naturel. Je peux me dire, je suis seule à 23h en train d'attendre le train au milieu d'autres personnes aussi responsables que moi et depuis mon réveil je n'ai fait que choisir ce que je faisais, mangeais, disais. J'ai choisi ma coiffure, ma veste, mon attitude, ma façon d'aimer la vie, mes chaussettes, mon portefeuille, le magazine dans mon sac, les stylos dans ma trousse, mon écriture. J'en suis là.

Devant moi il y avait une fille dont l'acte a trahit le manque insupportable de maturité. Au moment où la réunion commençait elle n'a rien trouvée de mieux que de poser son exemplaire des Mémoires d'une jeune fille rangée à côté d'elle, malgré le peu de place que lui laissait la tablette. Trois ans sans aucun vrai contact avec mes semblables (mon lycée ce n'était pas vraiment mes semblables), j'avais du mal à concevoir que des comportements pareils puissent encore exister. Sur le moment ça m'a désespéré, tout autant que cette nana pleine de décontraction venue largement en retard avec short en jean, chapeau sur la tête et sac Louis Vuitton. Je ne supporte pas l'idée qu'on puisse ne pas penser à enlever son chapeau "à l'intérieur", je ne comprenais pas son absence de désir de faire bonne figure sinon de ne pas se faire remarquer, d'être à la hauteur d'une politesse fondamentale, aussi arbitraire qu'elle puisse être. Il y avait aussi une nana avec de longs cheveux rose fuschia et quelques mèches blondes. Je me disais que j'avais jusqu'à là imaginer qu'on était tous revenus de cette individualité étalée à outrance que peut être l'adolescence et qu'on avait compris qu'il fallait vivre en faisant de la place, la plus grande possible, aux autres. Enfin il y avait quand même une majorité de personnes normale comme je les aime et qui par leur apparente normalité laissent le champ large à l'imagination.
Je pensais à mon vieux voisin devant se sentir n'importe où mais pas à sa place. Je comprenais mal le visage de la directrice de l'UFR, je voyais son visage de façon imprécise, presque floue, comme on regarde une scène depuis les gradins du Zénith. En sortant j'ai pu voir qu'elle était plutôt jolie, avec des yeux clairs (tout les yeux paraissent noirs vus de là où j'étais) et des traits maigres, elle portait de grosses Nike Air Force noir et rouge.


L'enfance d'Ivan d'Andréi Tarkovski

The Pastels - Address Book

lundi 31 août 2009


Mon père est rentré à 2h du matin et il m'a dit qu'il venait de recevoir un sms et qu'Emile et maman ne rentraient pas demain à 20h mais ce soir à 5h du matin, il avait donc 2h pour dormir et si j'étais encore réveillée d'ici 5h et que lui non et bien je devais le réveiller. J'étais toute excitée, je les imaginais dans la fraîcheur de l'avion (qui est une chaleur du point de vue de la température extérieure) et dans la nuit, puis se lever des sièges, les membres tout engourdis, se demandant tout en se dirigeant vers la sortie s'ils avaient quelque chose à piquer dans l'avion, les couvertures ou les masques pour dormir. J'étais au salon, mes livres, mes dvd, ma bouffe, mes fringues, mes chaussures tout ça autour de moi, il fallait que je range tout et que je réintègre ma chambre mais j'ai attendu que mon père parte les chercher (je l'imaginais dans la chaleur de la voiture, avec un peu de radio, les yeux innocents de la fatigue, la route émouvante qui conduit jusqu'à l'aéroport CDG, le Stade de France) pour commencer: d'abord ranger ma chambre pour pouvoir y ramener le bordel qui était au salon, j'ai sorti l'Ajax et allumé France Inter, les émissions estivales disaient au revoir et à l'année prochaine. Je déteste ranger et nettoyer le jour parce que la lumière du jour c'est comme si elle vous montrait cruellement du doigt où se trouve la saleté, c'est un peu désespérant, comme quand je regarde la peau de mon visage à la lumière du jour, j'y vois mille irrégularités que je ne vois pas la nuit et je me dis que jamais aucun garçon ne pourra aimer ce visage pourri. La nuit c'est bien, on croit que tout est propre.

A 6h j'avais pris un Donormyl de chez mon père, je redoutais un peu d'être levée quand ils seraient là, ça faisait un mois que je ne les avais pas vus, j'appréhendais bêtement en me sachant capable de relativiser (c'était ma mère, c'était mon frère), je ne savais pas vraiment quoi faire : rester éveillée pour leur dire bonjour et manger des trucs avec eux ou dormir, finalement je me suis endormie et ce n'est que vers 15h que j'ai distingué le haut Gap de ma mère, elle était debout devant moi, à cause de ma myopie et de la fatigue de mes yeux je ne l'ai pas très bien vue mais je savais que c'était elle parce qu'elle était rentrée et que je reconnais sa voix qui m'appelle mumu. A chaque fois les gens bien réveillés considèrent les gens qui viennent d'ouvrir les yeux comme parfaitement aptes à entamer une conversation et à réagir alors que je me sentais encore plutôt du côté du sommeil que de celui de la veille. Après lui avoir fait la bise les yeux lourdement fermés, elle m'a offert mes cadeaux à même le lit, c'est toujours plutôt marrant, comme elle ne trouve jamais rien sur les lieux de voyage elle me prend ce qu'elle trouve dans les boutiques Duty Free, des parfums le plus souvent, que je vide sur mon cou de façon indifférente, sans me préoccuper de l'odeur. Je me suis levée, je suis allée serrer la main d'Emile, je connais son manque d'enthousiasme dans tout ce qui est retrouvailles et j'essaye le plus souvent de le surprendre dans sa crainte en adoptant des réactions on ne peut plus modérées. C'est très reposant de pouvoir se permettre ça avec quelqu'un. J'ai mangé des tartines devant ma mère, je crois qu'elle mangeait avec moi et que nous discutions, je ne la voyais toujours pas distinctement. Au fur et à mesure qu'elle vidait les valises elle me sortait les cadeaux que ma famille me destinait, des cadeaux que je n'aime jamais et que j'accueille par un "oh c'est gentil" qui n'espère plus rien. Quand ma grand-mère me demande ce que je veux comme cadeau au téléphone je lui dis des pyjamas, des pyjamas pour l'hiver.

Plusieurs fois dans la journée elle m'aura demandé "t'es contente qu'on soit revenu? On t'a manqué? Radio Orient ça t'a manqué hein", je trouvais ça marrant, je ne savais pas qu'elle était capable de recul sur elle-même à ce point, oui Radio Orient m'avait peut-être manqué. Dans une famille nombreuse on apprend très bien à ne pas pouvoir toujours faire ce qu'on veut, aussi je dois demander la permission si je veux mettre France Inter, j'ai dû longtemps partager un ordinateur avec Emile et Myriam, à partager -encore maintenant- ma chambre avec elle avec tout ce que ça suppose de compromis, de privations pour permettre une cohabitation sans heurts.

Le soir je m'étais habillée pour faire un truc et puis progressivement j'ai accepté de ne pas sortir, pas aujourd'hui en tout cas, je pouvais me le permettre, avant c'était plutôt le contraire, je ne sortais pas de la semaine et je m'autorisais à sortir un jour. Quand j'y repense rester 4 jours à la maison me paraît maintenant infaisable, presque irréel. C'est dans ces détails qu'on constate le progrès, du moins le changement. Je ne savais pas quoi faire, mettre un film en marche sur mon ordinateur me paraissait le bout du monde, toutes activités me paraissaient être le bout du monde, ma volonté n'était à la hauteur de rien. Je suis entrée au salon, Emile était allongé sur le lit et ma mère était sur le canapé avec son ordinateur sur les genoux. Je leur ai dit qu'il y avait Pretty Woman à la télé, je n'avais jamais vu ma mère se réjouir autant qu'un film passe à la télé, ça a toujours marché comme ça avec elle, elle fonctionne au souvenir plus qu'à la curiosité. Emile a mis TF1, je sais que je me suis allongée pas trop loin de lui avec l'intention de rester un peu, et puis tout bien réfléchi je n'avais rien de mieux à faire alors je me suis laissé porter par l'histoire avec ma mère derrière moi que je savais attentive, je craignais que l'histoire la fasse encore rêver. J'ignore quand Emile est parti dans sa chambre, je crois que c'était au moment où ma mère lui a rendu la clé USB pour internet. J'imagine que toutes les deux avions prévu de faire autre chose de notre soirée mais malgré une connaissance aigue du film nous restions subjuguées et dans l'incapacité de faire autre chose, comme ça peut arriver pour un livre: on se fixe jusqu'à ce chapitre puis on a envie de savoir ce qui se passe dans le chapitre suivant, puis dans le suivant, et enfin on arrive au bout du livre. Ce qui aussi intéressant pour moi c'était de revoir ce film des années après, alors que je me suis disons intéressée au cinéma et que de nombreuses images me sont restées au fond des yeux. Je reçois tout autrement, et c'est ça qui fait qu'on peut relire les livres, revoir les films, parce que c'est nous qui changeons et que les histoires se déploient autrement suivant ce qu'on a compris et appris de la vie, du cinéma, de la littérature. Je partais avec un mauvais a priori, celui dont j'ai déjà parlé et qui fait que je renie ce que j'aimais avant, et en fait le film était très bien, assez subtil et même modéré dans l'enthousiasme général que suppose une fin heureuse. Julia Roberts a longtemps été l'actrice préférée de ma soeur et de ses cop's, moi elle me répugnait, sa peau et sa faiblesse me répugnait, sa façon de marcher comme un mec, longtemps ma mère s'en est plainte tout en se réjouissant de trouver un défaut à cette femme. Ma mère s'est levée pour prendre un truc à manger, elle venait d'arriver et n'était pas trop au courant du contenu du frigo qui en son absence était devenu mon territoire, elle a fait avec mes produits, elle a fini mon sac de carottes râpées/céleri/chou blanc, je pouvais l'entendre mâcher derrière moi parce que l'ensemble est plutôt bruyant, ça ne me gênait pas, ça me rappelait sa présence, je n'avais aucune raison de ne pas être apaisée, je baignais dans une chaude quiétude possible qu'en famille. J'étais au fond bien contente qu'ils soient revenus, tout était plus grave sans eux et maintenant tout a repris de sa légèreté, de sa bonhomie, la famille c'est encore soi-même, c'est une présence sans enjeux, sur laquelle on peut se reposer.

Nobody Knows de Hirokazu Kore-eda

Girls - Hellhole ratrace