mardi 28 juillet 2009

Hier Viviane m'a offert le café, j'ai pénétré la spirale de son quotidien, c'est à dire ces cafés qu'elle va chercher au café d'à côté et qu'elle boit en regardant la vue de merde. Il y avait un Speculos, une cuillère et un stick de sucre, çela ornait la simple tasse d'une allure de fête et donnait l'impression qu'il y avait beaucoup à faire. Si elle savait ô combien je travaillais mal elle m'aurait, je pense, privée de mon Speculos. Or il n'y a rien de mieux qu'un Speculos dans du café surtout quand il est pris le ventre vide, dans un cabinet faussement convivial au fin fond de Puteaux.

Un appel d'un certain Monsieur K. qui a l'air de connaître assez le couple pour se moquer d'eux: "et Charles il s'est coupé les cheveux où il fait toujours le playboy?" "Viviane faut qu'elle arrête les falafels".
hihi, mais je crois qu'elle veut perdre 1 kilo avant d'aller au Liban
Je vais chercher son dossier et en reprenant le téléphone :
pourquoi vous portez des talons comme ça?
non mais ils sont pas très haut vous savez, c'est à cause du carrelage, c'est comme le carrelage de cuisine donc ça fait du bruit, mais sinon mes talons c'est 6cm à peine.
et vous avez quel âge? et gnagnagna, il me dragouille à peine et sa voix me donne affreusement envie de voir son visage:
Viviane part demain mais je pense qu'elle viendra aujourd'hui, il faut au moins qu'elle me dise au revoir
et moi je peux venir vous dire au revoir?
Le lendemain, il est flatté que je me souvienne de son nom
je sais pas combien je dois payer pour ma voiture, je fais quoi?
appelez Charles, il doit en savoir autant qu'elle
Viviane elle me dit hier "je te rappelle, je te rappelle" et elle le fait pas, moi je pars bientôt au Liban
vous partez quand?
le 2
oh ça va vous avez le temps
normalement je viens au cabinet et je paye en espèce
bah alors venez au cabinet
ah vous avez envie de voir à quoi je ressemble
non ça va
vous avez peur
oh non vous savez
je suis petit et chauve, vous savez ces libanais qui fument beaucoup et qui attendent de perdre toute leur dents pour mettre un dentier
hihi
mais en fait vous faites quoi vous?
je viens d'avoir mon bac et l'année prochaine je fais une licence de philo
tu viens d'avoir ton bac? et tu as eu quoi, une voiture?
hihi, non de l'argent
combien?
oh, 300€
300? mais c'est des radins
oh vous savez c'est les libanais
en fait je travaille de 10h à 13h30
mais c'est quoi ce travail? il te paye avec des clous?
hihi, non mais au début je devais travailler jusqu'à 16h mais je leur ai dit que c'était pas possible, c'est trop fatigant et pas intéréssant.
oui c'est un job de merde, au fin fond d'une galerie avec Viviane et Charles devant toi toute la journée, Charles encore ça va mais Viviane faut qu'elle arrête les falafels
Oh non les deux sont bien, ils sont élégants.

Je pense à ma mère et à pourquoi elle m'irrite autant. Parce qu'elle n'est pas heureuse et qu'elle vit n'importe comment. Le matin je la vois s'éterniser dans la cuisine pour la simple raison qu'elle attend son horoscope, ça me déprime tellement que je préfère retourner dans mon lit en attendant qu'elle décampe de la cuisine. On dirait qu'elle attend quelque chose et qu'elle l'attend depuis la naissance de mon frère, elle vit comme une adolescente, dans l'attente de son indépendance, elle fait des cachotteries dans sa chambre.
Sur le trajet qui mène à mon travail (je ne prends plus le bus mais je marche) des fulgurances me viennent. Mon objectif a toujours été de vivre le moment présent sans arrière-pensées, j'y arrive parfois, disons qu'on n'arrive jamais tout à fait à faire abstraction de la conscience du moment mais l'idéal est d'être placé non plus dans une attitude d'attente mais d'enthousiasme, se figurer que l'on vit, que l'on a de la chance, etc. J'en suis à un stade du processus où moments d'attente et moment d'enthousiasme se succèdent sur de courte durée, cela fait en somme, comme des pointillés. Quant à ma mère, si l'on applique l'idée à sa vie il semblerait que l'attente soit un trait continu et long de 10 ans et qu'elle pense qu'elle rééquilibrera avec 10 ans de bonheur, mais plus tard.

Les hommes d'affaires, je crois que c'est cela qui me saisit le plus lorsque je me rends à mon travail. Je regarde leurs costumes, certains le portent très bien coupé, d'autres trop large et dans un tissu de flanelle gris, d'autres encore le portent très étroit, ça leur fait des fesses de chanteuse de R'n'b. Il y a ceux qui sont à la hauteur de l'élégance de leur costume, on les devine responsables, plus trop conscients d'en porter un, et puis les autres, les jeunes premiers qui ont chaque jour l'impression de se déguiser en golden boy en même temps que celle de duper tout le monde. Parfois dans le métro ou dans le train, je m'assois à côté de l'un d'eux qui est au téléphone, il parle et -cela se devine- éprouve un malin plaisir à user d'un jargon aussi incompréhensible qu'énervant, ceux-là je les déteste, ils me dépriment. Je passe mon temps à ne pas vouloir des caricatures, des étiquettes en mon esprit mais ils ne font que confirmer l'idée première et hâtive que je me faisais d'eux.
Les femmes c'est plus varié, plus surprenant, plus fou, jamais la même chose. Elles s'amusent à accorder leurs chaussures à leur sac et leur sac aux coutures de leur robe, d'autres accordent leur montre à leurs chaussures, j'ai vu ça. Elles s'amusent d'un rien, et sont pleines de ressources, pleine d'idées permettant cette infinie diversité des féminités, répondant ainsi à la pauvreté de la masculinité qui ne s'exprimerait alors que par un costume et une grosse montre. Elles aiment et quêtent la féminité avec la même touchante intensité des petites filles qui essayent les talons de leurs mères et commandent des boîtes de maquillages pour Noël dont elles finissent par être allergiques; c'est un précieux désir qui ne se détèriore pas. Elles comprennent que la féminité n'est jamais innée mais toujours acquise et y travaillent dur, là où l'homme peut être masculin/viril sans effort; et même, il semblerait que plus il en fait moins il l'est.
Certaines femmes sont vraiment très belles, très élégantes, d'une élégance joyeuse, on dirait qu'elles sont toutes amoureuses, de quoi vous faire oublier que vous allez au travail. Les jambes des asiatiques sont lisses et ont une carnation d'un joli jaune cire, c'est elles que je préfère parce qu'elles sont fines et qu'elles portent les robes d'une façon idéal, comme l'aurait porté un mannequin dans une vitrine, sans un pli, sans hanches pour la déformer. D'autres, malgré un look sophistiqué laisse délibérément leurs cheveux indomptés serpenter, s'exprimer un peu partout derrière elles. Elles portent de précieux et petits sacs de cuir (les Lamarthe me rende folle) où l'on devine l'intérieur bien soigné avec, j'imagine, un peu de maquillage, des chewing-gum à la menthe, un portefeuille peut-être assorti au sac et des accessoires aussi charmants qu'un vaporisateur, un déodorant miniature, des feuilles matifiantes, des barres de céréales et je ne sais quoi d'autres. Peu de place pour un livre, un magazine, une bouteille d'eau ou un gilet.

A midi les hommes déjeunent au Paris-La Défense, ils ont l'air de bien manger; rien qu'en passant je peux voir le jaune des frites, le marron luisant de la viande et le vert de la salade ponctué de rouge pour les tomates. Ils ne se privent pas de desserts et commandent de larges crèmes brûlées. Les hommes d'affaires, l'air satisfait, cessent le temps d'une seconde de parler le temps que le garçon leur dépose les ramequins. A ce moment précis, ce sont gamins irresponsables encore tout émerveillés de la constante et généreuse beauté des desserts, tout excités à l'idée de la quantité de sucre qu'ils vont assimiler; seul caprice de leur journée.

jeudi 23 juillet 2009

La peur de l'autre (3)

"[...] Comme le mal qui est toujours du passé-remords. Tandis que l'activité, qui est le royaume du présent, est le bien. Mais d'où vient que l'exercice de la mémoire soit un plaisir - un bien?"
Le métier de vivre - Cesare Pavese

que faites-vous?
le matin je travaille pour un courtier en assurances, ensuite je viens sur paris et je fais ce que je veux; à partir du moment où l'on arrive à s'amuser tout seul, avec soi-même, ça va, on tient le coup.

Il me demande si je pars en vacances, je lui dis que non, enfin peut-être que je vais rendre visite à ma soeur à Dubaï en août mais je déteste prendre l'avion, j'ai très peur
c'est vrai qu'on ne peut pas y aller en train
oui voilà

vous restez réfractaire à l'aspect technique de la philosophie qu'il va pourtant vous falloir affronter.
c'était ce qu'il pouvait me dire de plus flatteur, c'est à dire ce que j'ai toujours pensé de moi face à la philo et que je n'ai jamais exprimé nulle part.

J'aime bien Dustin Hoffman, mais période jeune seulement. Et puis, c'est un peu prévisible mais j'aime aussi Mathieu Amalric.
pourquoi prévisible?
bah tout le monde l'aime, même les américains l'aiment.
et alors, et Dustin Hoffman c'est pas prévisible peut-être?
oui mais MOI, c'est pour d'autres raisons que les autres, et puis c'est seulement quand il est jeune... et puis Barbet Schroeder aussi, dans les films de Rohmer.
[...]
et vous?
j'aime bien aussi Mathieu Amalric. (sourires)

Comment expliquez vous le fait que vous ayez été élue déléguée sans vous être présentée?
Je savais que cet évènement l'avait saisi, ne serait-ce que dans sa façon de l'évoquer lors d'un cours sur la démocratie. J'ai dû tristement lui expliquer que nous n'étions que 23 dans la classe et que cela partait d'une idée d'Augustin qui faisait ça pour "délirer": mes copines (cinq) avait voté, Marie-Laetitia alors très proche d'Augustin avait suivi le mouvement et puis au deuxième tour je m'étais prise au jeu et avais voté pour moi, ainsi dans mon souvenir, huit personnes avaient ainsi suffit à me faire élire déléguée.

- Augustin était très curieux me concernant, je pense pas qu'il était amoureux, il était seulement curieux, il trouvait que je faisais de bonnes blagues je crois.
et vous trouvez désolant d'avoir été élue pour ces raisons?
oui, vous ne trouvez pas?
non
j'aurai voulu l'u-na-ni-mi-té (balayant la vue de la main pour exprimer l'idée de la totalité)
il rigole
et qu'on m'élise parce que je suis une bonne déléguée.

Finalement quand on y pense, la philosophie est la suite logique de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture et du goût pour ces choses-là
Oui mais vous vous avez le goût pour la littérature et vous aimez écrire, d'autres ne l'ont pas. Ces choses ne s'apprennent pas à l'école.
(ne pas sourire de la flatterie qui n'en est pas une) Vous avez raison, ça s'apprend tout seul ou ça ne s'apprend pas (je disais ça parce que je venais de le lire dans Pavese et qu'il m'avait convaincu, avant je ne le pensais pas), ça arrive par hasard.

Lui : A part La rose pourpre du Caire, Manhattan et Annie Hall qui sont ses chefs-d'oeuvre je n'aime pas Woody Allen.

c'est vrai qu'à chaque fois que je sortais de cours je me disais "c'est en cours que j'ai appris des choses pareilles?" ça contrastait tellement avec le reste de ma scolarité, les autres matières; c'est tellement incongru.
l'incongruité de la philosophie sera toujours là.

j'achète trop de livres
où est le problème? c'est le propre de la vie d'une étudiante d'acheter des livres
mais j'en achète trop et la lecture ne suit pas
c'est pas grave, vous savez que vous les lirez un jour
c'est vrai, mais c'est aussi que je dépense trop
ah ça

L'idée très juste me vient qu'avec ce rendez-vous j'ai eu l'occasion de mettre en place une fin ouverte qui vient se superposer à la fin fermée qu'implique toute fin d'année scolaire.

Au moment de partir il me sert la main et je sers la main à son ami avec qui j'ai eu vaguement le temps de parler "que faites vous dans la vie? vous vous connaissez depuis combien de temps?, etc", j'ai l'impression d'avoir mal fait les choses avec lui, je savais que n'avais plus qu'une mission: trouver le bon moment pour partir. Dans le temps qu'il a pris pour : saisir l'addition, voir combien cela allait lui coûter, chercher des billets au fond de sa poche de pantalon, je me sentais très gênée et devait faire semblant d'ignorer tout en prenant en compte ce qu'il faisait. J'ai attendu qu'il pose le billet de 20€ pour lui dire "merci Monsieur pour les boissons", il a esquissé une petite grimace ravissante de la bouche du genre "vous plaisantez j'espère".
Il a pris mon adresse en faisant du bout des doigts ces gestes bizarres, rapides et précis comme dans les pubs Iphone, il m'a dit bonnes vacances et au revoir je crois, je ne sais plus, j'étais lentement en train de m'habituer à lui, à la forme de ses propos et voilà qu'il part poliment déjeuner chinois, passant d'une compagnie à une autre. J'ai redescendu la rue Champollion en fouillant du regard le Reflet pour voir si les cop's étaient encore là. Ma joie était sérieuse, je me sentais un peu sonnée, extérieure au monde, c'était la sensation la plus incommunicable; étant dans l'incapacité à comprendre l'apparent calme insouciant du monde et il ne comprenait pas ma chaude euphorie, l'envie de crier "Bougez vous, la vie est énorme".
Je n'avais pas faim mais il devait être l'heure de manger et je désirais tout raconter afin de vérifier, je pensais déjà au moment de la mémoire et de la rédaction qui serait un plaisir absolu, un moment pour tout revivre à volonté. On redécouvre des choses, un sens à des paroles, à des attitudes, parfois cela peut s'avérer pire que ce que l'on pensait et l'analyse nous fait souffrir tout en nous poussant à poursuivre, à tout voir depuis le prisme de cette faute, jusqu'à sur-interpréter. Bien sûr tout examen est toujours de trop mais on ne saurait en faire l'économie.

C'était une réussite, non pas ma prétentieuse réussite face à lui, mais ma modeste réussite face à moi-même. Je ne me détestais pas d'avoir dit quelque chose, il n'y avait pas eu de véritables erreurs. Une erreur véritable m'aurait hantée au moment même où je finissais de la prononcer, et ne se serait évaporée de mon esprit que quelques semaines après. Cette fois-ci j'avais le champ libre pour penser à la totalité de l'échange puisque tout m'avait ravie.

Le problème fondamental de la timidité c'est qu'elle nous fait ne plus être nous. Etant dans l'incapacité à parler sereinement on adopte les propos d'un personnage qu'on imagine être nous dans notre état normal. Je n'ai pas été timide, en fait ça s'est passé comme ça se passe quand j'ai rendez-vous avec un adulte, c'est à dire que j'étais à l'aise et que sa présence a automatiquement relevé le niveau de mes réponses. J'ai toujours aimé discuter avec des adultes pour l'exigence que cela me demande; je me suis toujours aimé face à un adulte parce que je corresponds au moi-même des meilleurs jours.

Il faut en fait, à chaque erreur, adopter le point de vue de celui qui est en face de nous: ce n'est pas qu'il ne nous pardonne rien et qu'il se pardonne tout mais qu'il se fiche de nos erreurs, qu'à la limite il l'est comprend; il a de toute façon toujours d'autres chats à fouetter: ses propres comportements à passer au crible. Rien n'est jamais perdu; c'est le seul cadeau que nous fait l'égocentrisme de chacun.

Elles étaient sur un banc en train de manger du pain acheté au Monoprix d'en face, nous sommes retournées au Reflet où j'ai commandé un croque italien qui, du fait de la situation, n'avait pas de goût, je n'ai pas su l'apprécier alors que j'en avais toujours eu envie quand je le voyais devant les autres; Marie un crumble aux pommes dont la cannelle me faisait dire à chaque fois que je la sentais "je déteste la cannelle", Cécilia un Coca light. J'ignorais par quel bout dérouler l'histoire, j'avais le désir de leur faire tout revivre, à la fois de la façon la plus objective : propos, gestes, petits détails dont nous raffolons, en même temps que ce que j'en avais retenu; l'impression d'une réussite aussi grande que l'échec que j'imaginais. C'était ma chose, mes deux heures, j'avais à la fois envie de le partager avec tout le monde en même temps que de le garder pour moi seule, de me projeter confortablement chacun des moments au fond de la tête, bien calée sur mon siège; on m'aurait enfermée dans une salle vide pendant des heures que je ne me serais pas ennuyée.
Devant mon incapacité à raconter la chose autrement que sous de petits récits saccadés j'ai fini par leur dire "à chaque fois qu'un moment me revient je vous le raconte".

Marie m'a demandé s'il était comme d'habitude où s'il avait changé. Je lui ai dit qu'il restait le même dans ses attitudes, seuls ses propos changeaient et laissaient voir qu'il n'était plus en cours.
Raconte moi tout, il était habillé comment, qu'est-ce qu'il a commandé, il t'a serré la main, vous vous êtes assis où?

Devant la menace de l'orage j'invite Cécilia et Marie à venir dormir chez moi, chacune appelle sa mère. Nous arrivons les sandales trempées, des sacs plastiques, des débardeurs et des pulls sur la tête, ma mère venait d'acheter des pizzas avec une copine, l'ascenseur était encore tout imprégné de l'odeur de fromage gluant, elles ont dit bonjour très poliment.
On travaille à notre nuit sans jamais sortir de la chambre à part pour aller chercher de la boisson et faire notre toilette, on se lave ensemble les pieds, les dents, elles adoptent jusqu'à mes habitudes : l'Eau précieuse, ma crème hydratante pour le visage Nivea peau crade, ma crème hydratante Petit Marseillais, le déodorant spray de mon père comme nous n'avons que des billes chez les filles, je vais leur chercher des pyjamas légers, on écoute les Cd qu'elles veulent, Marie est sur Facebook à se remettre de son mal de ventre, elle hésitait à rentrer chez elle, je lui ai dit "tout ce que tu ferais chez toi pour remédier à ton mal de ventre, tu peux le faire ici". J'ai préparé les lits encore plein des débris de vêtements que j'ai essayé pour le rendez-vous, on se met au lit (marie dans mon lit, moi par terre sur des coussins, Cécilia dans le lit de ma soeur) et regarde Un monde sans pitié sans réussir à le finir parce que Marie s'endort et qu'avec Cécilia on ne peut pas s'empêcher de papoter. Je lui parle de Monsieur Franck, encore toute traumatisée de ce que j'ai vécu, c'est terrible, c'est terriblement bête ces épanchements qui n'intéressent que moi, et ce n'est pas parce que je les vis et que je les ressens que je suis forcément d'accord avec eux; je ne fais qu'assumer, accepter et m'étonner par l'écriture de ce qui m'arrive et qui peut-être se calmera avec l'âge et l'habitude; pour l'instant tout est source d'excitation et d'espoir parce que je ne me sens pas à la hauteur de ce qui m'entoure et qu'il est toujours question, à chaque instant, de faire ses preuves. A mon âge le monde se révèle dans n'importe quoi, à n'importe quel instant, je vis mon roman d'initiation.

Le lendemain mes six réveils les font se réveiller avec moi, la nuit aura été courte et j'aurai dormi à quatre heures du matin. Je leur sers le petit-déjeuner, les boîtes de biscuits et les croissants qu'ils restent, typique du petit-déjeuner qui te fait dire "faut penser à faire les courses". Marie chourre les céréales d'Emile, il y a du jus d'orange et du lait sur la table, on écoute religieusement France Inter. Je leur bien qu'il faudra aller se rendormir après parce qu'il est trop tôt, moi je dois partir au travail, "après vous serez fatiguées toute la journée". J'envie leur journée qui s'étale comme du sable devant elles; pendant qu'elles pensent au matelas je pense au métro. Elles viendront me chercher au travail et on improvisera pour le restant de la journée.
Au bureau j'ai des sessions de plusieurs minutes où je reste hagarde et abrutie devant mon bureau, sans bouger, à me balancer mollement sur ma chaise en suçotant des Werther's Originals (je me demande toujours s'il y a un lien avec le roman de Goethe, non? d'accord) je souris au dossier des clients et repense à la question qu'elles me posaient "alors ça va, t'arrives à dormir?", en ce moment, pas vraiment non.
Je finis la journée écrasée de fatigue sur la pelouse des Buttes-Chaumont, Cécilia nous chantant des chansons de Michael Jackson pendant que je lui réponds en yaourt avec celles des Doors.

Le lendemain du rendez-vous je consulte le CD des fichiers pdf, j'y retrouve la totalité de mes cours : quatre cahiers de cours et un cahier de correction, chaque thème réuni en un fichier pdf ainsi qu'une copie de bac sur "Le langage trahit-il la pensée?" corrigée par ses soins et où il a mis 19 sur 20.
Je le remercie du CD, lui disant que c'est ce que j'aurai voulu faire de mes cours, et le remercie aussi pour les deux heures d'hier, "passées comme deux minutes". Je la joue sobre, malgré la joie de pouvoir lui écrire, de toujours trouver un bon prétexte.

Mardi 21

Dans ses mails il est passé de "Mademoiselle" à "Chère Murielle" une fois, puis ensuite "Murielle". Je suis passé de "Monsieur" à "Monsieur", et puis maintenant "Cher Monsieur", puis toujours "bien à vous", "bien cordialement", "très cordialement", "assurez bien vos clients et vos lectures". Il me dit qu'il n'a pas trouvé le livre qu'il veut m'offrir chez les bouquinistes où il pensait le trouver, mais l'a trouvé sur Amazon, il est d'occasion mais"c'est de toute manière un ouvrage que la patine du temps ne dénature pas"; je le recevrais normalement entre le 23 et le 4 août. J'attendais le 23 pour adopter l'impatience.
Je lui réponds qu'à l'écouter on croirait que ce geste est naturel, "alors qu'il ne l'est pas vraiment", je lui dis que j'ai acheté un Faulkner en me fiant au titre et au résumé, "j'ignore si j'ai bien fait", que j'ai cherché des livres de Harry Mulisch mais que celui qu'il me conseillait de lire en premier était trop gros et que je ne voulais pas troublé l'ordre conseillé alors je n'ai rien pris. Je lui raconte n'importe quoi mais j'adore lui parler et parler de livres alors ça me fait plaisir.

Le 21 je rentre vers les 22h et m'intéresse quand même au courrier sans trop y croire, pourtant une épaisse enveloppe bulle et à mon nom est posée sagement sur la table de la salle à manger, je la saisis, le timbre représente un champ de lilas, je n'ai jamais de courrier, ça ne peut être que ça. Je décide de ne pas l'ouvrir tout de suite, préférant prendre mon temps pour aller aux toilettes, me laver les mains, les pieds, m'installer dans la cuisine sous la lampe de la plaque chauffante et tout cela en me concentrant sur cette extrême impatience se sachant en passe d'être comblée. J'ouvre le colis bien fermé à l'aide de mes seules mains et tiens à n'user d'aucun outil : d'abord une simple surface de papier blanc légèrement glacé que je déshabille lentement, quelques lettres rouges : iade, Pléiade, Bibliothèque de la Pléiade, plus haut : ais...ssais...Essais...un portrait gravé, puis Montaigne en majuscule, je suis pétrifiée. J'enlève la couverture légèrement usée aux extrêmités pour passer ma main sur le cuir, contempler la tranche "dorée à l'or fin", j'ouvre l'ouvrage, je touche et plonge mon nez au creux du papier bible, fin et précieux et inaltérable, je consulte le nombre de pages -1257- et reste religieusement émue, je me suis trop renseigné sur la bibliothèque de la Pléiade (j'aime bien lire des trucs sur les maisons d'édition, les collections) pour ne pas apprécier l'objet. Je pense à lui et l'imagine avoir l'idée du cadeau, farfouiller les bouquinistes, une expression négative sur le visage et qui s'accentue d'échec en échec, consulter Amazon et chercher la vieille version des Essais, se renseigner par mail sur l'état de l'ouvrage, en somme, se déranger pour moi. Le cadeau est fou, superbe, à pleurer; et le pire dans tout cela c'est que malgré les actes, les attentions, je ne sais toujours pas ce qu'il pense de moi.

FIN

The Smiths - I want the one i can't have

dimanche 19 juillet 2009

La peur de l'autre (2)

Rosine et son professeur de philo dans Conte d'automne de Rohmer

"Les dieux, pour toi, ce sont les autres, les individus se suffisant à eux-mêmes et souverains, on constate un fait - un destin."
Le métier de vivre - Cesare Pavese

La lumière du jour était très crue -lumière de parking, impression de sur-réalité- et me faisait plisser les yeux. Je me demandais à chaque instant comment je trouvais la force de ne pas faillir, de ne pas faire l'une de mes crises de timidité adorée où je perds mes mots pour préférer devenir rouge. Chaque minute passée était une nouvelle révélation sur l'autre, un nouveau "c'est cet homme que j'ai eu pendant un an devant moi", et je ne le soupçonnais pas : on demande toujours à être convaincu de la richesse de la vie des autres, un raisonnement par analogie ne suffit pas. Je le racontais à un ami il y a quelques semaines, devant le désir de connaître la vie privée et intérieure d'une personne et devant l'impossibilité de la connaître une attitude est possible : on sous-estime ce que peut être cette personne. Il y avait de la découverte en même temps que de la compréhension, l'une suit nécessairement l'autre.

On est aveuglé par cet amour adolescent et maladroit pour l'autre et sous prétexte d'avoir pris le temps d'une prise de conscience l'on retourne s'engloutir sous notre couette de moelleuses illusions. J'arrive à adopter l'avis du premier venu qui trouverait cet homme physiquement on ne peut plus banal alors que je pourrais rédiger une nouvelle sur la peau brillante et réactive de son visage, sur ses vêtements. Si j'aime ses bras, si j'apprécie de voir son corps en mouvement ce n'est non pas pour ce qu'ils sont mais pour le rapport que je l'imagine avoir avec eux. Je n'aime pas son corps, je n'aime en fait, rien d'autres que tout ce qui est sien, c'est à dire tout ce que sa conscience englobe, son rapport singulier avec ces choses à lui, comme on aime la famille de l'être aimé pour la simple raison qu'il les enrobe d'intérêt, les comprend dans son monde.

Il a du mal à retenir les titres des livres et des réalisateurs, il va beaucoup au cinéma, ça m'a beaucoup amusé qu'il aille voir Les Beaux gosses, et on finit par se dire "finalement pourquoi pas, qui suis-je pour le faire correspondre à mon étroitesse d'esprit, mon manque d'imagination?", il n'aime pas la "farce" des macarons, il aime son métier, trouve très bien comme elle est la philosophie en terminale et lutte pour qu'elle reste ainsi, pense que les vrais rebelles, les vrais indomptés se trouvent en S parce qu'ils mettent le doigt sur les insuffisances de la philosophie, pensent que les meilleurs profs se trouvent à la fac, Jeanne Balibar l'a déçu au théâtre dans Le Soulier de satin, il a beaucoup aimé Emmanuelle Devos dans les Beaux Gosses, se demande à chaque film pourquoi il aime toujours autant "cette femme", Catherine Deneuve. Il n'aimait pas du tout l'heure de philosophie que nous avions en première et s'y ennuyait beaucoup. Il m'a dit que les moments où les élèves s'ennuyaient n'étaient pas forcément ces moments d'ennui à lui et que c'était même plutôt le contraire parce que justement les moments d'ennui étaient pour lui ceux où ils comprenaient de nouvelles choses. Je lui ai expliqué que moi-même je n'aimais pas les moments où il faisait rire la classe, je nous sentais tous embobinés, ça ne me plaisait pas.

Je m'étais fixée des règles : ne pas le complimenter, ne pas lui couper la parole comme ça m'arrive quand je suis intimidée, l'écouter (on oublie les évidences), ne pas consulter mon portable, ne pas parler du lycée, ne pas aller aux toilettes, ne pas être indiscrète, réfléchir avant de parler, être moi-même (on oublie les évidences).

J'étais à l'affût de sa moindre opinion concernant des sujets autre que la philosophie, le scolaire, les élèves. D'une personne qu'on aime et qu'on admire on est désireux de connaître son enfance, son quotidien, bref, ce qui doit être le plus dur à atteindre et le moins immédiatement utile, ce dont on ne parle jamais. On peut voir cette curieuse curiosité comme la preuve indéniable de nos sentiments pour cette personne, on aime comme une groupie.
Et il semblerait que plus c'est insignifiant plus on est content, ainsi savoir qu'elle est son parfum de yaourt préféré m'aurait ravie.


C'était une journée très chaude et qui contrastait violemment avec les jours précédents. Dès les chaleurs du matin j'avais alors su que je n'aurai pas pu commander un café crème; j'avais déjà pensé à ce que je commanderai par souci de tout contrôler, c'était en somme un oral d'examen comme un autre où plus on révise et plus on a de chance de réussir.
J'ai alors opté pour un Ice Tea et restais curieuse de savoir ce qu'il pouvait prendre en un pareil temps, ce qu'il pouvait boire, autrement dit ce qu'il daignait faire glisser dans sa gorge. Un peu bêtement j'imagine que ses choix veulent dire quelque chose chez lui, je leur fait porter des significations qui les dépassent, ce qu'il choisit est ce qui mérite de l'être.
Il a commandé un citron pressé et en a repris un autre une heure plus tard en demandant au serveur cette fois de l'eau fraîche, disant quelque chose comme "celle-ci est imbuvable, elle a dû rester des années stockée dans votre cave" avec ce petit ton faussement premier degré qui m'a valu un jour que je vienne m'excuser à son bureau pour une insignifiance. Il m'a demandé si je reprenais quelque chose, c'est alors que je me suis rendue compte que cette discussion pouvait durer encore longtemps et que cette raisonnable question demeurait le seul élément perturbateur de notre élan, et qu'il n'aurait qu'à dire "vous reprenez quelque chose?" une fois par heure pour nous replacer dans une réalité, un contexte, moi qui avait finie par ne plus voir que son visage, c'est à dire que vraiment, j'avais même du mal à le voir lui et son polo, je ne voyais plus que clairement son visage, et je n'osais pas fixer ses bras qui pourtant m'intéréssaient. J'ai un peu hésité, "en fait c'est que je sais pas si je veux du chaud ou du froid, mmmmh,ah je sais, je vais prendre un coca light", je faisais la débile hésitante et il souriait.

Ce qui est toujours agréable à faire, c'est de se retracer le chemin parcouru en négligeant le processus: penser à ce jour où j'ai su qu'il serait mon professeur de philo, puis à cet instant là où nous parlions de choses et d'autres place de la Sorbonne un jour parfumé de vacances d'été. A mes yeux c'était miraculeux, peut-être que lui considérait cela comme un simple plaisir qu'il pouvait renouveler chaque année avec des élèves différents.
De cette situation, deux doux vertiges : d'abord, constatons que le temps passe très vite et puis que j'obtiens souvent ce que je veux. Je le disais à Marie avant de me rendre à mon rendez-vous, j'ai toujours eu beaucoup de chance avec les gens, j'ai toujours pu avoir des tête à tête avec les personnes que je voulais, des relations privilégiées avec certaines d'entre elles -je pense à A., à notre amitié lui qui pourtant me fascine toujours autant, une amitié ne s'établit pourtant jamais dans la fascination. J'ai toujours été contentée, jamais frustrée et je vis des relations idéales avec elles, c'est à dire que la souplesse de nos rapports n'émousse en rien l'admiration que j'ai pour eux; ainsi je constate ma chance à chaque instant. Voilà ce que j'aurai réussi dans ma jeunesse et qui m'aura permis de ne pas trop souffrir de mon admiration maladive que je déposais et dépose toujours aux pieds de certaines personnes.

Nos discussions me reviennent comme des vagues, une attitude les régissait : la curiosité. Qu'est-ce qu'une rencontre sinon le moment d'un commun accord afin d'assouvir les curiosités respectives? D'abord la mienne; j'en suis venue à lui demander ce qu'il faisait de ses journées, puis : vous habitez par ici? Vous allez souvent au trois cinémas là-bas? Vous lisez quoi en ce moment? Il venait de finir 2666 de Roberto Bolano. Et devant la somme des films qu'il avait vus récemment je n'ai pu m'empêcher de lui demander s'il avait la carte UGC, réponse positive et amusée.
Mais aussi la sienne car le plus souvent je ne faisais que lui retourner ses questions, il m'aura demandé ce que je pensais de la philosophie en terminale, si je pensais qu'il fallait en faire en première, si je partais en vacances, mes comédiens préférés, mes auteurs contemporains, ce que j'avais vu d'intéréssant au cinéma ces derniers temps.

Mais aussi le souci de la sincérité, et jamais rien d'autre. Je lui aurai avoué jusqu'à mon excès d'amour-propre, mon amour maladroit pour mes professeurs dont il a dû comprendre à demi-mot que je m'excusais pour l'année. Beaucoup de détails sur mes amies, le fait que je n'ai jamais eu qu'elles au lycée, le ravissement qu'a pu être mon année de terminale, le fait que j'ai compris très tard que cela aurait été bien d'être une bonne élève, le fait qu'on a eu du mal à lui trouver un cadeau " c'était dur, parce que votre statut nous impressionnait encore, un livre on ne pouvait pas parce que pour nous vous aviez tout lu alors on trouvait que les macarons c'était une bonne idée". Il m'écoutait et restait silencieux, il y avait parfois de charmants silences que je redoutais pour l'unique raison qu'il pouvait lui faire réaliser qu'il s'ennuyait et le faire partir. Il est resté jusqu'à qu'un ami vienne le rejoindre, prétexte soulageant en ceci qu'il est naturel et inévitable, chacun de nous deux ne pouvant se résoudre à mettre un terme à l'entretien sans blesser l'autre (je n'y aurai jamais mis fin) il nous fallait un intervenant.

Savoir ce qu'il lit, ce qu'il fait de ses journées, ce qu'il va voir au cinéma pour le simple plaisir de lire ces livres, voir ces films en s'amusant à basculer de son point de vue au mien, c'est à dire à travailler à un rapprochement, à un hommage, aux moments de temps mort où l'on se sent le plus impuissant, aux moments où il n'est pas là.

Je lui ai demandé où il avait trouvé son vélo pliant car j'en cherchais un, il m'a répondu "je le vends si vous voulez", je m'attendais à cette réponse."Vous le faites à combien?" il me le faisait pour 200€ mais les réparations semblaient considérables; si jamais je l'achète je me connais, ce sera d'abord motivé par le simple fait d'avoir son vélo, je dois me l'avouer.

Sur un ton légèrement nonchalant, "j'avais un livre pour vous mais je ne l'ai pas trouvé dans l'édition que je voulais", et me parle des difficultés qu'il a eu à le trouver dans cette édition bien précise, comme si c'était naturel, déjà admis par mon esprit depuis des jours alors que j'en étais encore à digérer le fait qu'il avait pensé à un cadeau pour moi. J'ai baissé les yeux et esquissé un sourire : cette personne que vous placez au-dessus de beaucoup de choses fait comprendre qu'à ses yeux vous méritez cela, et qu'elle veut vous faire plaisir, vous lui inspirez ce don-là. Il aura pris mon adresse postale sur son Iphone pour me l'envoyer.

Offrir un livre, on pourrait passer un article à réfléchir à quoi cela renvoit. J'y vois comme une tentative de faire correspondre la personne à quelque chose que l'on connaît, on aimerait qu'elle nous échappe moins pendant un moment (on saura ce qu'elle lit), c'est un geste très doux, presque protecteur, on choisit pour elle par souci de remédier à tout ce qui en elle nous échappe. Dans un cadeau, celui qui offre à le sentiment d'un contrôle total : il connaît et recherche les effets de son attention sur la "victime" (M. Franck était d'accord sur ce terme de victime): surprise, joie, gratitude, reconnaissance si le livre est bien.
Cela peut être aussi un simple test; pour une expérience de lecture donnée on regarde et on attend que le livre ait le même retentissement sur cette personne; on lui veut du bien. De toute façon, comme je le lui ai dit, offrir est toujours mille fois plus gratifiant que recevoir et il est bizarre que cette évidence ne soit pas admise de façon plus clair dans les esprits; la générosité n'a jamais existé, elle est une jolie étole pailletée dans laquelle s'enroulent les plus secrètes et égoïstes intentions, au mieux elle est volonté d'accélération du rythme d'une relation, heure du bilan, tentative de création d'un évènement où l'autre, faute de calcul, ne pourra être que nu dans sa spontanéité: liberté et contrôle totale sur la narration, et se présente toujours sous la forme d'une euphorie, d'un coup de génie; le don soigne beaucoup de choses en nous, il purifie.

Il a toujours été très dur de savoir ce qu'il pensait de moi, il y avait des professeurs avec qui c'était vraiment très simple mais la plupart tentent quand même de préserver ce rapport respectueusement distant avec leurs élèves - et j'aurai passé mon année à me révolter contre ce phénomène pourtant nécessaire. Au lycée les professeurs sont très justes et offrent à tout les élèves une égale attention : ils s'en tiennent au devoir d'indifférence que suppose leur métier.

La discussion étair rythmée par l'expression de nos égales curiosités à l'égard de l'autre. L'une des formes de la curiosité, certainement la plus intéréssante, trahit le fait que nous pensons beaucoup à la personne, qu'elle nous a longuement intéréssée et celui qui assouvit sa curiosité instruit délibérément l'autre personne du fait qu'elle est intriguée par elle depuis déjà un certain temps; la curiosité est toujours construction fictive autour de l'autre et qui demande à être confirmée. Ce n'est pas quelque chose de ponctuel mais un désir en progression qui ne se tarit jamais en ceci qu'il se nourrit des réponses qu'on lui donne pour désirer toujours plus. C'est le plus bel hommage que l'on puisse faire à l'autre même s'il est toujours mieux de dissimuler sa curiosité (comme il a toujours été bien vu de ne laisser percevoir aucun signe d'attachement à l'autre mais uniquement de subtils et ambigus indices lui permettant d'espérer tout en désespérant, c'est le secret et on le sait) qui peut être perçue comme une faiblesse, une abdication; c'est en somme quelque chose de très fort, comparable à une passion, un abandon de soi dans l'autre.

Je disais souvent "oui voilà", et lui disait "oui c'est ça". C'était les moments les plus doux où chacun prolongeait, explicitait la pensée de l'autre.

A la question "vous faites quoi de vos journées?", question d'un père qui soupçonne sa fille de ne rien faire de ses vacances, étonné d'une telle question il me répond
- je lis, je travaille, j'apprends des choses...je vois des amis...
- vous allez au cinéma
- je vais au cinéma", il fait une tête incrédule, comprenant mal où je veux en venir et ayant l'impression de ne pas avoir encore répondu tellement j'aurai pu deviner ses réponses
- mine de rien vous venez de répondre à la question.

- j'écris aussi un scénario pour un film.

j'ignore s'il se souvient mais comment oublier le fait que j'ai été accidentellement mise au courant de ce scénario par un mail qui ne m'était pas adressé et qu'il m'a envoyé par erreur. Je lui avais répondu que je l'avais supprimé mais je n'ai pu m'empêcher de le lire; j'ai été d'avance désolée pour lui de ne pouvoir faire autrement que de le lire : je suis trop humaine et ce type m'intéresse maladivement. Il usait d'un langage bien loin de celui auquel il nous avait habitué, ce langage me faisait accéder à des éléments que je n'aurai pu envisager de façon autonome. Fixant les glaçons qui s'affalaient au fond de mon verre, j'essayais de ne pas sourire, j'aurais bien voulu lui parler de son scénario, c'est le genre de réponse, de grand projet qui suscitent des questions, des curiosités, mais n'est pas comédienne qui veut et j'ai préféré me détourner sur un sujet tout autant intéréssant.
- vous n'écrivez rien à côté?
- non rien, ça ne m'intéresse pas du tout.
- je comprends, je comprends très bien.

à suivre, faute d'avoir mes brouillons sur moi.

samedi 18 juillet 2009

La peur de l'autre (1)






















"Le point d'attache de ton métier à la vie est le besoin d'expression du premier et le besoin de contact avec le prochain de la seconde.
Tant qu'il y aura quelqu'un de haï, de méconnu, d'ignoré dans la vie, il y aura quelque chose à faire: s'approcher de lui."

"La compagnie d'une personne aimée fait souffrir et vivre dans un état violent. Il faut choisir la compagnie de celle qui nous est indifférente, mais alors notre rapport avec elle est plein de restrictions mentales, et on désire continuellement rester seul, au-dedans de nous on la supprime."

Le métier de vivre - Cesare Pavese

"La timidité génère une souffrance. En effet, la personne peut parfaitement mesurer son handicap mais ne trouve pas de solutions pour le résoudre. De plus, elle analyse son comportement et mesure avec précision les difficultés sociales que cela déclenche. C'est une caractéristique humaine difficile à résoudre et qui a un rôle plus dévastateur que constructif." Wikipédia
"Sur le plan psychologique, le timide se sent paralysé, incapable de la moindre réaction, focalisé sur l’objet de sa peur : autrui. Il n’arrive pas à envisager la relation avec l’autre autrement que sous le rapport dominant-dominé. Il fuit le contact, se dévalorise"
Doctissimo


J'ai passé l'année scolaire à scanner mes cours de philosophie à Sophie, une fille de ma classe et Monsieur Franck m'avait demandé que je les lui envoie à lui aussi. Ainsi tous les soirs je lui écrivais un mail qui se limitait à trois phrases de politesse, mais parfois j'en profitais pour lui dire quelque chose, essayer d'établir un contact qu'il prenait toujours pour ce qu'il était : le mail d'une élève qui ne doit être qu'une élève. un an de ce régime-là, cela ne pouvait tout de même que nous rapprocher. Il lui manquait les premiers cours et en fin d'année il me réclama mes premiers cahiers, que je lui avais glissé dans son casier pendant les épreuves du baccalauréat, j’étais censée les lui donner en main propre mais il s'était cassé le nez à vélo ce jour-là.
Le jour des résultats du bac Monsieur Franck portait une veste en toile bleu marine et un pansement sur le nez et m'avait dit, "je viens de récupérer vos cahiers, je vous les rendrai...plus tard". M'attendant à ce qu'il me les rende à la rentrée, je n'espérais pas le revoir avant longtemps et me lançait dans les vacances avec l'idée d'une ferme rupture d'avec mes professeurs. Une semaine après je reçois un mail de sa part m'informant qu'il pouvait me les rendre soit par envoi postal, ou si je craignais qu'ils ne s'égarent, il serait sur Paris la semaine prochaine. Je lui ai dit que l'envoi postal ne présentait que des inconvénients et que j’étais libre et sur Paris tous les jours à partir de 14h30, heure à laquelle après mon travail commence ma journée.
Le dimanche, j'étais revenue chez moi à 6 heures du matin et il me fallait me réveiller tôt, disons à midi, car mes copines venaient goûter chez moi: devant l'ennui mortel d'Emile j'avais proposé qu'elles viennent jouer avec lui à la Gamecube. Marie ramènerait des pizzas, Cécilia un gâteau, je m'occupais de la salade et des croques-monsieur. Emile était content, il aime bien mes copines, et dans l'incapacité de garder quelque chose pour moi je leur avais parlé du premier mail de Franck et du fait que j'attendais sa réponse. Il n'y avait que trois manettes, aussi je ne jouais pas et je trainais sur mon ordinateur à l'affût d'une réponse que je finis par recevoir. Marie et moi avons poussé un cri, toute seule je n'aurais jamais fait ça, mais entre copines il est agréable de toujours pouvoir faire les connes. Il me proposait jeudi à 18h30, dans un café place de la Sorbonne. Les autres jours n'ont été rien d'autres qu'une longue attente impatiente.
( Devant le centre Pierre Mendès-France à Paris I, les mêmes stands faisant face de sécurité sociale étudiante que pour la fois où j'ai dû accompagner Marie à ASSAS. SMEREP vs. LMDE. En passant devant la SMEREP j'éprouve un grand plaisir à fayoter leur annoncer que je suis inscrite chez eux, ils me félicitent, me tendent des pouces du genre "bien joué" et ma mère passe après moi pour calmer le jeu "non non non, je suis pas du tout contente de la SMEREP", s'ensuit un petit débat alors que nous sommes en retard.

Je crois que l'on n'est pas censé aimer Paris I et ses locaux délabrés, ses ascenseurs multicolores, ses amphithéâtres en ruine, cette ambiance linoléum insupportable, à en croire ce que je lis ça et là il faudrait plutôt s'en plaindre. Et pourtant je crois que je l'aime bien, il y a dans cet endroit quelque chose de fougueux, d'urbain. On se croirait encore dans la rue, on croise en tout cas des dégradations qu'on ne trouve normalement que dans la rue.

Stand jaune fluo de l'OFUP. La nana me propose un pack spécial pour ma licence, Philosophie magazine plus le Time pour 100€. Je lui dis que j'ai déjà du mal à finir de lire Philosophie magazine alors le Time je n'en veux pas, par contre j'avais déjà projeté de m'abonner à Philosophie magazine et de résilier mon abonnement à Technikart qui à présent me tombe des mains. Je pensais pourtant ne jamais me désabonner et même tristement assister à la mort du magazine mais c'est que je ne le lis plus vraiment et que la proportion de bons articles n'est rien à côté de ceux qui m'exaspèrent. 4 ans d'abonnement, c'est déjà pas mal.

La fille, qui en est à sa troisième année de Licence de Droit me donne beaucoup de conseils et finit par m'inscrire une sorte de devise dans la tête "critique, analyse, valeur ajoutée, y'a que comme ça que tu peux réussir, évidemment moi je l'ai compris qu'en redoublant ma première année.", "faut juste être plus malin que les autres", "enfin tu vois, en Licence de Philosophie y'a 30% de réussite la première année". Elle connaît bien son texte, ne cesse de m'informer que c'est la fin de la journée et qu'elle est crevée, je lui demande depuis combien de temps elle est ici, "depuis ce matin, 8h". Il est 16h30, elle repart avec un contrat qui obligera ma mère à payer un abonnement et mes coordonnées sur un papier si jamais je veux du travail en septembre. Je file rejoindre Cécilia, avec beaucoup d'émotions je lui montre ma carte d'étudiante et nous allons voir Playtime de Jacques Tati.)

Le risque : ne pas réussir à se défaire du costume que je me suis tricotée depuis le premier jour où je lui ai parlé. D'où vient-il ce costume, quels en sont les fils? Un mélange de ce que je voulais être à ses yeux, de ce que je pensais être à ses yeux, un peu n'importe quoi; tout sauf vraiment moi. Et pourtant je choisis ce que je dis, ce que je fais, mais je ne contrôle pas mes effets et même, je produis l'inverse de ce que je voulais produire et j'ai fait mille et une gaffe inavouables avec lui. J'ai été à la fois dans l'incapacité d’ être moi-même en même temps que dans l'incapacité de me taire, de faire profil bas, j'ai toujours voulu qu'il me voit et je souffrais beaucoup de son rapport avec ses élèves qu'il se devait de vouloir égal avec chacun d'entre eux.

Je me demande s'il s'est fixé un certain temps à passer avec moi, au début j'avais eu peur qu'il ne me propose de le voir juste une minute pour qu'il me rende mes cahiers, mais ça m'aurait fait trop de mal et tout bien réfléchi personne ne serait capable d'une telle impolitesse; mes copines aussi savaient qu'il ne ferait jamais ça, mais dans l'attente de son mail j'imaginais le pire.

Le fait que l'on parle d'autre chose que du lycée ou du baccalauréat m'aiderait grandement à m'émanciper de mon statut d'élève. J'aimerais lui montrer que je peux être bien différente et voir à quel point lui aussi peut l'être, car si je le suis il le sera. J'avais peur qu'il ne fasse trop chaud, mais je ne m'inquiète pas trop: il y a toujours un courant d'air sur la place de la Sorbonne.

Ma soeur, qui était l'une des rares personnes à qui j'en avais parlé et qui avait passé l'année à supporter mes emportements et des anecdotes sur un prof qu'elle avait aussi eu, constatait "tu as eu ce que tu voulais" et me conseillait depuis Dubaï de faire ma technique du jeu vidéo, technique inventée vers mes 14 ans où j'expérimentais mes premiers rendez-vous: il s'agissait d’agir dans la vie comme dans un jeu vidéo, voir les choses en plusieurs niveaux, faire en sorte de gagner des points, et surtout ce qui importait le plus c'était la préparation qu'on pouvait faire avant de s'y rendre: réunir les conditions d'une victoire. Vue comme ça la vie paraissait être un jeu auquel on avait envie de jouer. Si ma soeur m'en reparle des années après c'est qu'elle doit souvent user de cette technique qui peut servir lors d'entretiens d'embauche.
J'avais le souci de n'en parler qu'à un minimum de personnes, c'est-à-dire en parler assez pour pallier à l'impatience maladive. Je ne voulais m'en vanter auprès de personne : cela aurait attiré les ondes négatives et le mauvais oeil, je suis d'une superstition pessimiste qui ne croit qu'à la malchance et espère peu d'un heureux hasard. Je savais qu'il revoyait beaucoup d'anciens élèves car ma soeur qui l’avait en terminale me racontait ses journées et me parlait souvent de lui, c'est comme ça que je l'ai d'abord connu : une image de lui était rendue très présente, très vive, c'était un personnage sans visage et qui n'existait que sous quelques évènements, quelques apparences qu'elle trouvait digne de me raconter ; Julie l'avait aussi souvent vu en compagnie d'anciens élèves au Polly Magoo, et m'en informait précipitamment par sms.

Sortie du travail où je n'ai jamais été aussi distraite par mes pensées, j'avais passé mon temps à consulter des articles concernant la timidité sur Doctissimo, mes copines se foutent de ma gueule quand je leur dis que je lis des choses sur ce site, mais d'abord leurs tons informatif et pédagogique me détendent et c'est comme ça que j'ai pu trouver le titre de ces notes.
La météo avait pourtant annoncé un temps frais semblable aux autres jours de la semaine mais tôt le matin ma mère m'avait annoncé qu'il s'agissait de la journée la plus chaude de la semaine et cette chaleur totalitaire m'avait incité à prendre un bain qui servirait de scission idéale entre le début de la journée et la suite. Je n'en avais pas pris depuis des années car vivre au sein d'une famille nombreuse ne rend plus possible ce genre de luxe. Mais j'étais toute seule avec ma mère qui était alors au travail, Emile et papa étaient à Trouville, Myriam à Dubaï, je pouvais n'avoir peur de rien et faire couler l'eau et le savon avec inconscience/insouciance en écoutant Tom Waits. J'ai finalement porté ce que Cécilia m'avait conseillé : ma chemise bleu marine, mon pantacourt beige en toile, mes sandales beige et mon sac bleu marine, j'avais attaché mes cheveux en queue de cheval, mes yeux était surlignés d'un fard à paupières marron, j'avais très chaud, ma peau était moite mais M. Franck et la philosophie m'auront appris à accepter ce qui ne dépend pas de moi.
Il faut toujours porter des habits confortables et qui sachent se faire oublier car si l'on réfléchit bien l'habit ne représente rien lors d'un rendez-vous, je me suis rendue compte de ça il y a quelques années, toute la différence entre un bon rendez-vous et un mauvais reste à faire sur place. Le plus grand retentissement dont peuvent se prévaloir les habits se fait dans la rue et dans le métro où à défaut de connaître les personnes l'on juge de leur élégance.

Cette question qui revenait souvent chez Marie et Cécilia : "ça va t'arrives à dormir?", bien sûr j'y arrivais, c'était seulement une fois éveillée que je ne pensais à rien d'autre.

Dans le métro je m'amusais à relativiser, je me disais que ce rendez-vous avait donné un sens à ma semaine et venait conclure une année passée avec un homme que j'admire et qui me terrorisait, mais que représente-t-il aux yeux des passagers? Il aurait été drôle de le leur demander, chacun aurait compris mon trac, aurait vainement essayé de se mettre à ma place mais la peur est la peur en ceci qu'elle n'est pas partagée, tout sentiment se vit solitairement, c'est en fait le corps qui nous rappelle sans cesse à notre solitude. Ce jour-là tout se passait au niveau de mon seul ventre.

A 17h je rejoins Marie à Saint-Michel où nous attendons l'heure du rendez-vous au Reflet devant des Coca. Il n'y avait personne exceptés deux hommes seuls qui lisaient, l'un le Procès de Kafka dans une édition kistch des années 80 et l'autre un essai en poche des éditions Le Points-Seuil. Ainsi quand nous parlions tout le monde pouvait nous entendre et dans l'impatience qui était la mienne je ne pouvais que m'amuser à anticiper le rendez-vous à défaut de ne pas y être. Je l'imaginais en chemise bleu ciel et pantalon beige, Marie en chemise blanche et jean Levi's. Je pensais qu'il passerait par la rue Champollion pour se rendre place de la Sorbonne, nous étions près des fenêtres qui étaient ouvertes, il aurait pu nous voir.

Je suis sortie à 18h30 du Reflet, j'avais passé les dernières minutes main sur le front à essayer de me calmer, Marie me disait que c'est vrai que je jouais gros, c'était sa façon à elle de me rassurer. Je lui disais "peut-être qu'en fait je me persuade que je suis en panique alors qu’en fait je vais bien", je me suis alors redressée mais mon mal de ventre restait inchangé; j'étais réellement dans un état bizarre qui ne pouvait se régler qu'au moment de le voir. Cécilia nous a rejoint à 18h25, je suis allée une dernière fois aux toilettes pour me coiffer la frange, me retrouver avec moi-même et me regarder dans les yeux, j'ai respiré profondément, susurré un "c'est parti", Cécilia est entrée en catastrophe dans les toilettes et m'a annoncé "on vient juste de le voir passer avec son vélo, il portait un polo noir". Cécilia m'a demandé si je voulais un bisou et Marie m'a dit "quoiqu’il arrive sache qu’on t’aimera quand même". J'ai remonté la rue Champollion, mes copines derrière moi, M. Franck devant, j'ai retrouvé pendant quelques minutes une solitude, un sérieux face à face avec moi-même; de nouveau je n'avais plus rien, tout restait à faire.
Une fois arrivée devant le café je n'ai vu personne et l'imaginais en train de garer son vélo quelque part, puis quelques secondes après je l'ai vu ressortir de la rue Champollion, mes lunettes de soleil me permettaient de faire comme si je ne l'avais pas vu: étant trop loin de moi, j'aurai dû soutenir un sourire jusqu'à ce qu'il m'atteigne, cela aurait été gênant. J'ai donc pu choisir le moment de la reconnaissance. Il marchait à côté de son vélo, les manches relevées de son polo noir, un de ses poignets était encerclé par une montre noire, c'était une image très masculine, quelque chose avait définitivement changé dans son apparence, dans la forme que son corps prenait à mes yeux. A une distance raisonnable j'ai ôté mes lunettes de soleil pour lui sourire de façon respectueuse, j'avais tellement peur. Il m'a dit en souriant "Bonjour Murielle" et j'ai répondu par un "Bonjour Monsieur", il hésitait entre le fond de la terrasse et le bord, près des jets d'eau, je lui ai dit que ça m'était égal, il a sorti de son panier et posé négligemment sur la table mes deux cahiers et un CD de tous mes cours réunis en format pdf. J'étais dans l'ignorance et la crainte totale de ce qui allait se passer, j'avais surtout peur de moi et de mes réponses, à mes yeux il aurait de toute façon tout bon. Peut-être que finalement la timidité avant d'être peur de l'autre doit être crainte de soi-même.

photo extraite de Brigitte et Brigitte de Luc Moullet

dimanche 12 juillet 2009

"Noter que l'ennui est une forte passion,[...]"

De plus en plus bizarre ces coïncidences vestimentaires qui avaient déjà eu lieu avec Monsieur Delmas, Monsieur Franck et puis aussi F. avec qui cela s'est reproduit. Samedi à une fête, chemise à petits carreaux vichy bordeau pour moi, bleu marine pour lui, veste beige pour lui, parka beige pour moi, le même beige. Il n'y a pas seulement le fait de porter telle chemise de telle couleur le même jour qu'untel, mais il faut prendre aussi en compte que ces trois personnes pèsent à leur façon, plus que d'autres dans ma vie et que de ces trois personnes la situation est la même : me situant entre l'ignorance totale de ce qu'elles sont et l'intuition d'une connaissance profonde de ces mêmes personnes; de mon côté je n'ai jamais vécu autre chose qu'un jeu de sous-entendus, d'interprétations inssuportables, uniquement avec elles. Tout cela est beaucoup trop magique parce qu'on porte les vêtements qu'on porte selon la vague humeur du moment, c'est le moment du pur hasard, alors que l'on sait que l'on va se brosser les dents. F. explique cela très simplement : je m'habille comme un garçon.

Le travail, ça ne s'arrange pas, mais on finit bien à un moment par occuper d'une façon ou d'une autre une attitude qui rend la situation tolérable. L'habitude aplanit les fureurs et les fait se transformer en petites ruses. Quand on n'y peut rien on finit par ruser : on réduit son temps de travail en s'autorisant des écarts, des pauses honteuses, quand le chat n'est pas là la souris danse, etc. Parce qu'il est seulement impossible d'éxécuter une telle corvée de façon sérieuse, c'est à dire sincère et sans arrière-pensées.

Emile devient de plus en plus une source de préoccupations, de questionnements; surtout quand ma mère n'est pas là. J'ai à l'égard d'Emile le sentiment d'un certain nombre de devoir que je me dois d'accomplir : ne pas le laisser s'ennuyer, se morfondre dans sa paresse pré-adolescente; la pire de toute car c'est une paresse irresponsable, qui n'a pas le sentiment de la perte, du gâchis, mais qui n'a pas non plus les moyens d'être autonome, de sortir en dehors d'un périmètre bien circonscrit. Bref, il faut compter sur les copains qui sont peut-être la seule issue garantissant une diversité d'activités et de ressources pour un jeune garçon comme Emile : on s'ennuie, on veut s'en sortir ensemble et la créativité fait des ravages. Mais ses copains ne sont pas là et il est toute la journée tout seul à la maison, je l'appelle à l'heure où je déjeune de mon sandwich dans le métro, le plus souvent il a cette voix endormie et doucement boudeuse de celui qui vous reproche de l'avoir réveillé avec votre appel. Je devine son monde de couette et de torpeur, de journée déterminée par l'heure de son réveil, je finis par me désolidariser de lui et mon raccrochage annonce : "A chacun sa journée".

Mais il s'est remis à la lecture, et cette nouvelle me suffit, je lui ai seulement dit de repenser aux livres qu'il avait lus, à leurs histoires -je sais qu'il tient à ces histoires, que je touchais un point sensible en les invocant- et le souvenir a amené avec lui l'envie de se remettre à la lecture. Au moins il y a un instrument de mesure permettant de se rendre compte d'une progression, d'un doux travail accompli : "j'ai lu 80 pages" sera toujours beaucoup moins incertain que "j'ai joué à Dofus".

C'est dur de ne pas imposer aux autres les"valeurs du moment" qui nous animent. Par exemple, ma récente hostilité à l'égard de la paresse retentit sur mes rapports avec Emile que je passe mon temps à engueuler. Je ne supporte pas de le voir encore habillé et devant l'ordinateur à 23 heures, et l'excuse qui veut que moi aussi je sois passée par là n'en est pas une : je ne suis la norme de rien. Je ne peux pas attendre d'Emile qu'il comprenne l'heure venue les pertes qu'entraîne la paresse, alors je me dois d'agir tout de suite, même s'il en est à un point de sa vie et de ses expériences qui font qu'il reste un fossé d'incompréhension entre lui et moi, un peu à la manière de certains romans qu'on ne pourrait lire qu'à un certain âge, car trop tôt il ne comprendrait pas.

Puis finalement je me dis : je veux le sortir de son ennui, de sa paresse pour qu'il n'ait pas de mauvaises pensées, parce que lui-même pense à sa solitude et me dit "quand je suis seul les blagues que je fais devant la télévision elles sont que pour moi", et il a toujours aimé me demander "On discute?". Et si je regarde en moi je vois bien qu'il n'y a pas moments plus décisifs que ces moments terribles d'ennui et que c'est peut-être ça qui fera la différence plus tard; notre passé est porteur de ces heures aussi et pas seulement des évènements.

De plus en plus souvent, des prises de conscience de mon absolu bonheur d'être où je suis, ce que je suis, malgré tout. Ce sont des moments qui me viennent au restaurant, au café, au lit, dans ma cuisine le matin, dans le bus, en classe quand j'y allais encore, bref partout, j'en ai déjà parlé mais je ne pensais pas que ça allait durer si longtemps. Ce n'est pas un état permanent, c'est plus comme un bilan ponctuel qui ne tient pas compte des irrégularités, des passages à vide, ou qui au contraire en prend justement compte et les estime positifs. La question se pose de savoir : quelle est ma part de responsabilité dans tout ça? D'un côté si je suis, disons "heureuse" j'en suis la seule responsable mais de l'autre la poursuite de ce bonheur semble ne pas m'appartenir et ne tenir sur rien, de plus, chaque journée s'annonce comme potentiellement ratée et non pas réussie, cela ça ne change pas.

Samedi je sors Emile, je m'étais promise de le faire en l'absence de ma mère, il doit aller chez Gibert Joseph s'acheter un pinceau pour ses Warhammer, on prend le prétexte pour aller déjeuner à St-Michel, rue des Ecoles dans un café qu'on aime bien avec les filles. Le trajet est long et Emile me dit que ça fait longtemps qu'il n'avait pas autant marché. C'est vrai que mon père l'habitue à l'immédiateté de la voiture, se rendre d'un point à un autre en niant ce qui se passe entre les deux. Je le fais marcher jusqu'au bus et dans le bus il regarde par la vitre et se plaît à des remarques rigolotes "même si tu regardes les gens en terrasse c'est rare d'en voir un porter sa fourchette à sa bouche". Les circonstances suscitent les pensées. Il mange un croque-monsieur et moi une salade qui tardent à venir, puis finit par une crème brûlée qu'il commande toujours mais qu'il a de plus en plus de mal à finir, seul le dessus est intéréssant, la crème est excessivement bourrative. Je lui conseille de ne pas en recommander avant longtemps et de changer de desserts préférés jusqu'à nouvel ordre. Nos préférences changent sans crier gare et il faut à chaque instant se questionner : est-ce que j'aime encore la crème brûlée ou est-ce par habitude de la préférer que je la préfère?
Il s'est acheté un livre de Daniel Pennac et n'a pas trouvé son pinceau, quant à moi j'ai trouvé Out of Season de Beth Gibbons que je n'avais pas encore acheté, chez OCD ils emballent ton achat dans une enveloppe en kraft agréable à tenir.

Le piéton (celui qui est dans une situation de faiblesse) insiste pour laisser passer la voiture (celle qui a du pouvoir) et le fait comprendre par des gestes: les situations s'inversent.

Samedi, la première partie de la fête aura été consacrée aux discussions (on m'aura offert des bonbons pour mon bac), puis vers 2h du matin j'ai commencé à danser pour ne plus m'arrêter. Dans l'attente du premier métro nous sommes allés avec mes camarades dans une brasserie ouverte toute la nuit dont on aurait dit le comptoir peint par Edward Hopper: certains mangeaient des crêpes, d'autres des cafés, quant à Elise et moi nous avons demandé des chocolats viennois avec plein de chantilly. La dame derrière le comptoir avec un sourire aussi doux qu'inadéquat à la situation et quand elle a sorti le gros pot en verre de Nutella pour les crêpes des garçons j'ai compris que je n'avais plus à avoir peur de la nuit. L'idée de dire "merci maman" m'aura traversé l'esprit.

mercredi 8 juillet 2009


"Comment une personne de trente ans peut-elle ne pas se sentir un débris? En cessant de vivre d'espoirs : c'est-à-dire en cessant de croire qu'un contact amical réciproque peut changer quelque chose à sa vie, et de rechercher dans ses propos un point d'appui, un élargissement de sa personne.
On dit que la jeunesse est l'âge de l'espoir justement parce que, quand on est jeune, on espère confusément quelque chose des autres comme de soi-même -on ne sait pas encore que les autres sont précisément les autres. On cesse d'être jeune quand on distingue entre soi et les autres; c'est-à-dire quand on n'a plus besoin de leur compagnie. Et l'on vieillit de deux manières : ou bien en espérant plus rien, même pas de soi-même (pétrification, abêtissement, etc.) ou bien en espérant seulement de soi-même (activité).[...]
Pourquoi le mariage marque-t-il le passage de la jeunesse à la maturité? Parce que, par cet acte on choisit entre les compagnie une compagnie qui vous sépare de toutes, qui s'identifie avec nous, qui devient l'arène circonscrite de notre vie sociale où l'on n'a plus besoin de chercher de compagnie en dehors de nous-mêmes. C'est le sceau de l'égoïsme qu'il faut pour vivre modérément, un égoïsme auquel sert d'excuse le fait qu'on se crée des devoirs."
Le métier de vivre - Cesare Pavese

La veille ma mère m'avait donnée un Stressam pour me faire dormir, sur Doctissimo ils disent que ça sert à lutter contre l'anxiété, je lui avais seulement demander un somnifère, un vrai, de celui qui à forte dose aurait pu tuer Dalida. Je m'endors sur les coups de minuit.

J'avais pour mission de retrouver la vigueur matinale de ma semaine de lycée, cette façon d'être éveillée coûte que coûte, ces travailleurs sponsorisés par le Pass Navigo et Direct Matin. Pour ce premier jour de travail c'était comme si je ne coïncidais pas tout à fait avec moi-même, me sentant faite pour mon lit, émergeant vers 13 heures pour manger un croissant Auchan préalablement chauffé 5 secondes au micro-ondes en écoutant France Inter, puis internet et un dvd pour meubler jusqu'à 16 heures et sortie au parc, au café et au cinéma pour rentrer sur les coups de minuit. Une fraîche quiétude, et la même chose le lendemain. Sauf que ce matin c'est ma mère qui me réveille à 8 heures et me souhaite "bon courage, travaille bien" avec une douceur qui, je le voyais bien, tentais de remédier à la violence du réveil et de ce qu'il inaugurait. Le premier pied sur la moquette et c'était à moi de jouer. A la radio Bégaudeau chez Vincent Josse "pour Nietszche les amis c'est ce qui empêche le ressentiment, c'est tout à fait ça". J'avale un café colombien en capsule Tassimo, une vitamine C et une douche; je redeviens moi-même. Je me mets de la crème solaire sur les bras et je me fais belle comme une secrétaire: toujours viser une préparation bien au-dessus de l'importance de l'évènement, cela nous permettra de tenir.

Les femmes portent majoritairement des robes, certaines ont les jambes très bronzées, d'autres très blanches avec des restes de veine. Elles portent des talons souvent compensés, c'est beaucoup plus confortables, et puis d'énormes besaces, gros blocs noirs et rectangulaires pour ordinateur portable qui les font légèrement se pencher d'un côté. Ces sacs butent sur leur hanche gênant ainsi leur marche.

Le matin je dois trier le courrier : ouvrir toutes les enveloppes, aller chercher une chemise, écrire la date dessus, tamponner sur chaque feuille la date, mettre de côté les chèques pour ensuite les placer par dessus la paperasse. Quand le téléphone sonne je dois dire le plus sincèrement possible "*** Assurances bonjour", écoutez la personne, la transférer à Charles (mon employeur) s'il n'est pas occupé et s'il l'est je dois prendre son nom, son numéro de téléphone et son numéro de police si c'est un client. La femme de Charles a passé la matinée avec moi, elle m'a expliquée comment marchait la boîte, avec quels grands groupes ils étaient affiliés, comment ils gagnaient de l'argent; ils touchent en fait de petites commissions sur les gros chèques qu'ils reçoivent.

Viviane passe son temps à aller chercher des cafés au café du coin, elle vient avec la tasse jusque dans le bureau, quand elle ne boit pas son café elle fume dans l'encadrure de la porte des Marlboro Lights qu'elle allume avec un briquet qu'elle égare tout le temps sur le bureau devant lequel je me trouve. Les tasses s'accumulent rapidement.

Un client, la quarantaine peut-être, très chic et au visage aussi beau qu'en bonne santé, l'un des rares clients venu et qui ne soit pas libanais. Il s'assoit et assiste à une petite scène entre moi et l'un des fils qui me demande ce que je ferai l'année prochaine et puis aussi si le bac c'est dur, "oui, même si tu travailles toute l'année ça reste dur". "Tu vois Pascal, si tu veux être riche tu dois travailler, si tu veux gagner beaucoup d'argent, tu dois travailler". Voilà qui pourrait résumer la mentalité libanaise. Le client, malgré son sourire a dû halluciner même si j'ai compris plus tard qu'il s'agissait en fait d'un commercial au discours d'automate. Quant au travail, tout le monde en parle, tout le monde le vante, mais on ne sait pas vraiment à quoi cela renvoit et qu'est-ce que chacun met comme image derrière cette idée. Je crois que si j'ai tant aimé les Cousins de Chabrol c'est pour cette raison qu'il nous mettait tous d'accord sur une belle image du travail : un étudiant obstiné malgré la fatigue à travailler son droit, et qui se refuse tout ce qui ne serait pas ce travail.
Elle demande au client s'il veut un café et tarde à le lui apporter, je finis par trop y penser, je crois qu'elle a oublié. J'essaye d'éloigner cette pensée de moi, ce problème ne me concerne pas, je n'y suis pour rien si elle a oublié le café, j'espère seulement qui ne m'en tiendra pas rigueur, lui. Cette agence n'est pas la mienne, il a dû comprendre que je venais de commencer.

Ma ferme incapacité à la contrainte, mon impossibilité à faire autre chose que toujours ces mêmes activités de plaisir. Je souffre plus qu'il ne le faudrait et j'identifie le reste de ma vie comme la continuité de cette souffrance.

Le "j'ai travail demain" qui empêche toute perspective, qui fait que l'on préfère la télé, ou disons le lit au restaurant, cinéma, nuit blanche, et s'il m'arrivait de vouloir être réellement en vacances, d'aller au cinéma à 20h, la fatigue rappelle à l'ordre et alors plus rien ne devient possible, on devient la rabat-joie qui s'endort au cinéma, dans le métro, regarde sa montre. Malgré le fait que j'ai pu négocier de ne travailler que le matin, il semble que le reste de ma vie gravite autour de ces quelques heures de travail : week-end et après-midi de libre sont une réponse à l'ennui du matin. Je ne sais pas comment font les autres, hier je regardais les cuisines du restaurant japonais, une dame s'ennuyait mollement en attendant la prochaine commande, et puis le serveur du Café Beaubourg gardait le sourire et la" tchatche", je me disais "eux, c'est toute la journée, pourquoi je me plains". Est-ce que, quoi qu'ils fassent de leur soirée, elle s'en trouvera gâchée par le travail du lendemain, est-ce qu'on peut vivre sa soirée sans arrière-pensées, sans forcément vivre en vue de récupérer de notre journée pour celle du lendemain? Bref, je me demande comment font les gens pour accepter de façon si naturelle un travail aliénant, qui les prive de faire ce qu'ils veulent même quand ils ne travaillent plus (la fatigue). Je comprends la nécessité des vacances, c'est à dire d'une période de congés assez large pour qu'on puisse se défaire de ses habitudes de travailleur, un mode d'existence aux règles différentes, car le week-end ne suffit pas : le vendredi soir on est fatigué, le samedi on récupère, le dimanche il nous faut penser au lundi. Est-ce forcément un luxe égoïste de faire un métier qui nous plaît et est-ce que la résignation est un processus qui, me concernant, viendrait de commencer?
Plus largement : est-ce que tout s'émousse en nous - notre curiosité, notre naïveté, notre faim de vivre, notre façon de rendre tout grave, plongés jusqu'au cou dans nos sentiments, notre amour tragique des autres contrastant avec ce même amour pour nous-même, nos ambitions- avec l'arrivée de l'âge adulte? Est-ce que le repliement sur soi à force de se heurter à un monde décevant et qui ne semble pas être fait pour nous, est inévitable? Je ne sais pas, et j'ai un peu peur du gâchis.

Très vite j'ai adopté l'attitude de celle qui fait le décompte du temps qui lui reste à travailler. "Vivement 13h30", "Vivement le week-end", "Vivement les vacances", je déteste vivre de cette manière, regardant par dessus le moment présent comme par-dessus un mur, avec une puérile impatience.

Morrissey - This world is full of crashing bores