vendredi 30 avril 2010

♥ ♥ ♥


C'est donc une amoureuse qui parle et qui dit :


Le rêve
Je comprenais difficilement l'importance que Pessoa conférait aux rêves comme réelles alternatives à la vie, refuge. Je lisais ses pages avant de dormir et la nuit même, forcément, je n'ai jamais vécu rêve aussi heureux :
Monsieur Franck me tendait un papier sur lequel était écrit qu'à partir de maintenant nous pouvions nous tutoyer. Et j'imaginais tout ce que cela impliquait comme changement entre nous "tu vas bien ?" "tu fais quoi ce week-end ?"; un renversement du monde. Le réveil était affolant de tristesse.

Deuxième rêve quelques jours plus tard : je le croise dans une rue, il va dans un bar à vins avec une amie qui ne m'irrite pas, qui n'est pas ma rivale, nous buvons du vin assis sur des matelas. Extrême euphorie.

"Créature (nom féminin) ; Tout ce qui est créé
Personne dévouée à une autre de qui elle tient tout ce qu'elle possède."

Le contempler, totalement fascinée qu'une chose pareille soit animée, douée d'une conscience, parce que ce n'est pas un être humain mais une créature, "ma créature", comme il y a des licornes (Alice de la fac appelle son chien comme ça et c'est plutôt beau : "tu veux voir ma créature ?") le pire c'est quand je suis moi-même dans le champ de cette conscience, quand il croise mon regard, je perds mes moyens comme devant une caméra, j'oublie mon rôle à force de trop y penser, donc : je rougis et je tremble.
Trembler et Rougir c'est laisser se manifester cette vulnérabilité inhérente à chacun, un peu dégueulasse, un peu honteuse, c'est être trop humain, trop excusable "viens dans mes bras, tu me dégoûtes". [Franck le jour de la visite de l'inspecteur accompagné de la proviseure et du proviseur adjoint, il maîtrisait la situation, seul son rougissement le trahissait, suffisait à dire que justement il ne la contrôlait pas du tout].

+/-
Je n'en reviens toujours pas qu'il puisse avoir retenu mon nom / et qu'il ait passé tant de temps à ne pas le connaître.
On passe son temps dans la révolte de ce qui pourrait être plus / dans l'abrutissement devant ce qui devrait être moins, de ce qui est trop pour soi. C'est d'ailleurs le mouvement naturel de la vie, je ne peux pas imaginer autre chose que des individus cyclothymiques.
On peut aussi le décliner ainsi : je passe mon temps entre considérer que j'ai toutes mes chances avec lui, que c'est du tout cuit et qu'il n'y a plus qu'à attendre que cela lui monte à la conscience : "je vais rester quelques années à vivre devant lui et un jour il me verra, loyale et fidèle mais aussi indépendante et ne lui réclamant rien d'autres que sa seule présence, toujours là pour lui, il me tombera dans les bras." et de l'autre côté "je suis complètement tarée", il suffit de se mettre deux minutes à sa place [qu'est-ce que cela veut dire que "se mettre à la place de" sinon dire : par une expérience de sincérité et de discernement je peux tout devenir, je peux me désengluer de moi-même, je peux tout savoir de tout le monde] pour se rendre compte que je ne peux même pas dire "il ne m'aime pas" puisqu'il ne m'a jamais envisagé comme potentiellement aimable, désirable.

Le corps imaginé

Si son corps me fascine c'est que son corps n'est jamais seulement inscrit dans le présent, le corps a un passé, un passé de lieux et de gestes et dont il en porte les marques et la lourdeur, le corps se traîne, se fixer n'est pas nécessairement arrêter d'errer. Ce passé, à partir du moment où je me mets à l'imaginer, à des chances d'être vraisemblable : à son âge il y a des choses que tout être humain a fait, des passages obligés :il a été soûl, amoureux, il a déjà lu dans son lit. Je peux penser à ça, je comble ainsi à la fois l'exigence de véracité et mon imagination délirante.

Je décortique, je passe mon temps à chercher à m'émouvoir :
Exemple, je suis bouleversée du seul fait de l'imaginer sucrer son café. Rien que d'envisager toute la palette de petits gestes que cela suppose de sa part, de gestes qu'il n'a jamais fait devant moi donc de nouvelles façons de faire, de nouvelles manières d'être : incessamment je lui réclame la nouveauté, de nouvelles figures comme autant de nouvelles performances. J'accueille l'anodin comme une extraordinaire découverte. Pourquoi c'est comme ça ? Parce qu'il fait forcément tout bellement, et inconsciemment, je suis frappée à la seule idée qu'il puisse s'abandonner, lâcher la réflexivité à un moment de sa vie : il sucre son café, il condescend à faire un geste aussi banal, à tourner la petite cuillère dans la petite tasse. C'est celui que j'aime qui fixe la norme : s'il boit son café sucré cela veut dire que rien ne vaut le café sucré.

En toute cohérence je dois me mettre à fumer comme lui des cigarillos. Je ne peux donc que l'imiter, le laisser m'influencer, chercher l'influence, je ne peux pas le trahir et faire précisément le contraire d'une de ses habitudes, par exemple délaisser ce même goût pour ce qui est caché, pour cette grande pudeur. [ce jour d'été dans son polo noir où il a baissé ses manches qui étaient retroussées, j'aurais pu embrasser doucement ses bras, c'était la première fois que je les voyais]

"Voici donc enfin la définition de l'image, de toute image: l'image, c'est ce dont je suis exclu." Barthes
L'imaginer investir le quotidien à sa façon a une autre conséquence, douloureuse cette fois-ci : c'est que l'image perçue ou imaginaire m'exclut réellement. Barthes dit que voir l'être aimé dans les bras d'un autre fait plus mal que n'importe quel pensée, l'image c'est donc "ce dont je suis exclu" [le cinéma devient alors l'éloge de l'exclusion, la fascination de l'exclusion, quelque chose comme ça]. Donc l'image imaginée de Monsieur Franck vivant sans moi, se débrouillant sans moi (en général le monde se débrouille sans moi, et c'est d'autant plus triste que l'inverse est faux), me fait trop mal puisque je ne suis nulle part dans le champ et je ne peux arriver par nulle part, c'est un cadre strict et qui n'admet et ne contient rien de plus que ce qui s'y trouve déjà. L'image, le cadre, c'est le face à face, l'expérience quotidienne de l'infranchissable : la vitrine de magasin, l'écran de cinéma, la vitre.
Je regarde l'image de Monsieur Franck, j'admire, je contemple, je scrute, je considère, en un mot je respecte, mais personne moi ne me regarde, ne me respecte, et tout regard caméra serait lancé à la cantonade.


Il ne s'agit pas de l'imaginer avec ses amoureuses et de pleurer, c'est moins extrême que ça, je suis jalouse à partir du moment où il entre en rapport avec une personne (un cancre) ou un objet (son Mac). A l'époque il suffisait que je m'en aille deux minutes de la classe pour qu'en y revenant je me sente exclue par les deux minutes de cours que je venais de perdre, je me disais : ils en savent plus long sur M. Franck que moi, "ils ont passé plus de temps avec lui que moi et ces abrutis ne s'en rendent pas compte, ils attendent la pause". Et dans le couloir je pressais le pas, impatientée par nos retrouvailles imminentes. Il m'ignorait, poursuivait le cours et je lui en voulais.

L'état d'extrême abandon dans lequel je me trouvais lorsqu'il lui arrivait de ne pas venir en cours. Je m'étais pourtant arrangée.

Le corps imaginable
Face à lui je ne sais pas ce qu'il pense, je suppose mais je ne suis pas sûre ("il pense tout le temps à moi" mais ça ne me paraît pas très vraisemblable), mais tout ce que je présume à propos de son corps peut s'avérer être juste, vraisemblable, je peux l'imaginer en voyage, approcher par le sens du détail et l'intuition des conduites qu'il aurait vraiment eues, je peux témoigner du réel. Je peux présumer de façon certaine qu'il était au café, qu'il a pris une douche, qu'il a déjeuné (je suis jalouse de son déjeuner qu'il a choisi tandis qu'il ne me choisit pas moi : oui pour le sandwich, non pour la gamine) je peux envisager assez sûrement sa gestuelle quotidienne, cette chorégraphie involontaire des mains, du corps entier, du visage, de cet ensemble malléable et que j'embrasse religieusement et sans appuyer mais dans un frôlement mille fois tous les jours en pensée. Ce qui me renforce tant c'est cette imagination qui ne se trompe pas, ou peu, quand elle pense au corps.

Le corps de Monsieur Franck dans la ville n'a pas de possibilités infinies contrairement aux pensées qui peuvent se tourner vers n'importe quoi, son corps dans la ville est

soit chez des amis, soit avec des amis, au restaurant, au théâtre, à l'opéra, à un concert, au cinéma, il travaille, il lit, il achète des livres, il fait cours, il est au musée, il mange, il dort, il fait des courses. Je maîtrise quelque chose.

Eloge de la présence
Le corps a un passé, et c'est ce qui rend sa présence d'autant plus déchirante (ce livre ni lu ni acheté et que je croise souvent et dont je fantasme les pages en sachant qu'il ne parle pas de ça : Eloge de la présence), il s'agit toujours de choisir d'être là et donc de choisir de n'être pas ailleurs. La pensée peut être ailleurs, quand le corps est là, il est là, il n'y a pas d'ambiguïté, il n'y a rien à chercher "oui mais il est là mais est-ce qu'on peut supposer qu'il est ailleurs, qu'il est pensif", non, on ne suppose rien et ses pensées m'importent peu puisque ce que je veux c'est physiquement l'agripper. Je veux d'abord son corps tellement proche et pourtant à jamais distant comme au musée, la proximité ne veut rien dire : je ne suis pas loin de la Joconde, pas loin de tel chef d'oeuvre que je pourrais toucher du doigt (le jour où j'ai touché un Delaunay du bout des doigts, le mec qui m'engueule) et pourtant cette proximité m'en impose, m'impressionne, je respecte l'espace vital de l'oeuvre justement parce que je la sais proche, et tant que je ne la touche pas elle reste presque un peu virtuelle, dans son ambiance, sur son mur, c'est une image qui m'exclut.

Nous sommes dans cette situation mille fois répétée, condition de non existence du chaos qui est la situation de politesse, exemple du métro: comment être proche, collés poliment les uns aux autres par une indifférence de l'attitude, nous pourrions nous enlacer mais nous sommes raides.
Donc le corps indéniablement présent, "ici, là, maintenant, tout de suite" [je ne pense à lui qu'en ces termes, je le veux ici là maintenant tout de suite] tout délire sur le corps devient alors légitime "je pense à ton corps parce qu'il est devant moi" et je me sens capable de
1 penser d'abord à son corps, sans penser à ce qui anime ce corps,
2 puis doucement je pense à la conscience pure sans le corps, à une énergie et alors cela devient fascinant.
3 mais son corps même est l'émanation de cette pure énergie, du corps à l'esprit rien ne se perd, l'un renvoie à l'autre. Et je finis par arrêter tout ça et par dire : tout cela, c'est lui.


Le corps autonome
il va tout seul au café, comment lui en vient l'idée ? il se dit : j'ai du travail, je pars plus tôt, je vais au café. il se porte en lui même, il ne s'aime pas comme je peux l'aimer, il ne se trouve pas désirable, il ne se dit pas "je suis au café seul"

mais moi qui était au café d'à côté avec Juliette je me suis dit
"il est au café seul", son autonomie me fait défaillir. Là encore
Il n'a jamais eu besoin de moi / comment peut-il ne pas avoir besoin de moi ?

Le regard tyrannique
Ne pouvant le toucher, l'embrasser un peu, je décide d'être déplacée et obscène, par le regard j'abolis la distance: je me concentre sur le grain de sa peau, sur la cicatrice sur son nez, sur sa chevelure, je procède à des plans de détail et pénètre une relation à son corps similaire à celle de la mère avec celui de son enfant, j'intègre ce point de vue pédiatrique et bienveillant "ah tu devrais" "ah on ira chez le dermato", "tu as pensé à telle crème", relation médicale qui est la pointe extrême de l'intimité. Je ne fais que jouer au docteur, à la dînette, je joue au marché avec des fruits en plastique. [La mère est la seule qui peut voir son enfant dénudé pendant longtemps, c'est à elle que je vais me plaindre quand j'ai un grain de beauté chelou, mon corps est pour elle une pâte dépourvue de sensualité, mon corps ne renvoie à rien]. Je lui fais de doux et de délirants reproches. J'essaye de voir ses dents, que je n'ai jamais vues. J'en viens à passer mentalement ma main dans sa chevelure et il se laisse faire. Je perçois ces signes inavouables et réellement à pleurer de lente sénescence. Je m'en veux tellement de ces pensées, de l'idée que je puisse l'atteindre, lui faire du mal sans qu'il le sache, il devient alors si innocent et vulnérable à mes yeux que mon amour finit par redoubler pour lui. Je le console, je me renie, alors que justement c'est moi qui était en train de me consoler et qui en avait besoin. Je me calme et finis par réinvestir le sérieux du réel, je redeviens Murielle l'élève docile qui écoute un cours sur Rousseau, sans arrière-pensées. Je lui demande de me pardonner.

Le soupçon
Il y a moyen pour lui de se rendre compte des histoires que je suis en train de construire autour de lui, il suffit qu'il surprenne la narration de mon regard allant des cheveux aux mains et qui s'accorde avec un certain sourire pétri d'interdites intentions.

"J'en aime un autre"
Je racontais à Juliette, scène possible du moment des explications, ce que l'amoureux redoute, attend et prépare, le jour du "je dis tout". Franck qui me dirait "alors comme ça vous m'aimez ?"

et moi de répondre : mais non, bien sûr que non, enfin pas tout à fait, ce n'est pas vous que j'aime, c'est votre rayonnement, c'est tout ce qui est très vous mais sans l'être, c'est votre abandon, l'abandon dont vous témoignez pour pouvoir vivre, c'est la spontanéité que vous mettez à vivre, ma constante surprise devant vos paroles, vos expressions, vos réactions, vous êtes vivant et tellement beau, mais vous ne le savez pas et je le sais pour vous. Je suis votre conscience quand la vôtre s'abandonne à vivre, je suis une conscience plus des émotions, je suis votre conscience rose.

Identité
Je passe mon temps à décliner mentalement son identité. Je le regarde et je me dis
M. Franck
prof de philo
président de...
aimant tel réalisateur
la quarantaine
je décline inlassablement son identité parce que
il m'échappe de tous côtés, tout le temps, il part au bout de deux heures de cours mais il y a des choses qui ne m'échappent pas, que je maîtrise : tout ce que je sais de lui, même des vieilles choses de début d'année de terminale (la répulsion au premier contact avec lui : "c'est lui Monsieur Franck ?" et ma soeur qui m'en parlait tout le temps) et qui pour moi font encore sens, que je peux encore réinterpréter, réactualiser. Je ne peux pas faire autrement, j'ai déjà si peu à me mettre sous la dent et ma mémoire n'a jamais été si performante que lorsqu'il s'agit de Monsieur Franck. Je n'oublie rien, j'interprète tout.

Prendre le relais
Je prends en charge ce qu'il est à sa place. Je ne peux oublier tout ce qu'il est, tout ce que je sais de lui, tout ce que j'en devine, absolument tout ce que je sais et que je fais défiler comme des souvenirs partagés : vous souvenez vous le jour du bac de philo, vous vouliez nous ramener des chouquettes à la pistache et vous avez eu un accident de vélo. C'est comme la coupe du monde 98, j'en parlerai encore dans dix ans et avec la même surprise.
Je suis devant lui et en activité : je le regarde et projette sur son visage les lumières atmosphériques de ces souvenirs.
J'ai sur lui le point de vue qu'il doit avoir lors des grands jours : quand il a bien travaillé, qu'il est plein d'une honnête estime de soi. Je lui offre mon estime amoureuse et permanente.
Il est le vieux sage qui vient de naître, il m'en impose, je le respecte, je sais qu'il sait tout. Il baigne dans la lumière fraîche et argentée de la jeunesse, de la nouveauté, et en même temps dans la lumière mordorée et religieuse de la sagesse.


Il oublie sa chevelure, le choix de ses vêtements, il oublie ses yeux clairs, il oublie sa façon de porter le jean, il oublie tout ce qui le rend irrésistible, son identité son parcours sont irrésistibles (visuel : j'embrasse sa carte d'identité), il oublie tout cela pour ce moment de pure présence qu'est le cours. Il est le corps enseignant, un médiateur devant lequel il ne faut pas s'arrêter.


Mais quelle est son identité ? J'aimerais lui dire : "guide moi, je ne sais pas quoi connaître pour te connaître". Bon moyen de ne jamais en finir avec lui.

Le visage
Le visage est tout, il n'y a jamais eu rien d'autres que le visage. On ne peut retrancher ses actions, ses paroles, tout ce qu'on pense et voit de lui de son visage, il s'imprime nécessairement en filigrane sur toute pensée à son sujet. Par le souvenir de son visage tout me revient à l'esprit : pourquoi je l'aime, pourquoi est-il beau mais aussi pourquoi est-il si unique, si spirituel. Le visage témoigne de tout.
Pourquoi tu l'aimes ?
Bah parce que, son visage.

Le corps en mouvement

La photo ne m'intéresse pas, j'en ai bien une ou deux mais ce n'est pas lui, personne n'a compris qui il était:

le photographe qui ose le prendre en photo et qui le prend mal
les gens qui l'entourent sur la photo, qui ose le noyer, avec cet esprit bon enfant de merde "allez on s'en fout, oeuvrons pour le souvenir"
justement l'appareil a compris qu'il n'était pas réductible à une photo et pour cette raison a rendu Monsieur Franck non photogénique, la photo dit "concernant ce mec, il faut aller voir ailleurs". Je ne l'aime qu'en mouvement.


L'absence
On tombe amoureux derrière le dos de la personne, dans ses absences. Quand on pense à elle, que des choses se font, se disent, se pensent sans elle mais à propos d'elle. Elle devient de l'ordre du mythe, de l'histoire qui se transmet, Il, Elle. (à creuser)

jeudi 22 avril 2010

"Je pourrais consacrer solennellement cette heure en achetant des bananes, car on dirait qu'en elles s'est projeté le soleil tout entier, comme un photophore sans appareil. Mais j'ai honte des rituels, des symboles, honte aussi d'acheter quelque chose dans la rue. On pourrait ne pas bien empaqueter mes bananes, ne pas me les vendre comme on doit les vendre, parce que je ne saurais pas les acheter comme on doit les acheter. On pourrait trouver ma voix bizarre, quand je demanderais le prix. Mieux vaut écrire que risquer de vivre, même si vivre se réduit acheter des bananes au soleil, aussi longtemps que dure le soleil et qu'il y a des bananes à vendre."
Le livre de l'intranquillité - Fernando Pessoa

Sortir de l'amphi et voir au sommet de la spirale de pierre de Tolbiac mes amis héliotropes et fumeurs debout ou assis comme des princes dans le seul endroit mangé par le soleil. Je m'approche avec Juliette, je fais gaffe à ne pas troubler un certain état des choses, de tranquillité fragile, que je veux pénétrer sans me faire remarquer, il suffit qu'un étudiant dise "bon moi je bouge"/"bon faut que je bouge" pour que cela donne l'idée à d'autres de le faire et que le petit cercle se désagrège, se disperse dans Paris et pour le week-end entier. Heureusement j'entends la rumeur d'un "on va boire un verre ?" qui monte peu à peu jusqu'à mon petit groupe assis et JD qui demande aux gens autour, je dépends de la réponse de Juliette et d'Anne-Laure qui finissent par mollement accepter ce qui est incompréhensible aux yeux de mon enthousiasme et de mon grand assentiment intérieur que je ne laisse pas s'exprimer.
Nous restons trois heures à discuter papoter bavarder débattre accessoirement au soleil, nous sommes plus d'une dizaine et je n'ai jamais eu de discussions aussi belles. JD a dit "personne ne parlait de soi", les ego étaient magiquement autre part, au bout de deux heures tout le monde avait fait abstraction de tout ce qui n'était pas ce cercle : le trottoir, l'heure, le café, les bruits de la rue, les trucs que chacun devait ou voulait faire, insensiblement nous devenions entièrement dévoués à la discussion et les choses qui se disaient étaient très sérieuses et belles, et d'une beauté propre à la philosophie telle qu'on la croise dans la bouche d'un bon prof ou dans les livres. Ce n'était pas une discussion telles qu'elles m'apparaissaient au début de l'année chez quelques groupes d'étudiants: pédantes, insupportables, insincères, poseuses, et où je n'imaginais aucune alternative à ce genre de discussions.

A quel point ils étaient quiets, et heureux, et beaux et chacun avec sa personnalité qui se traduisait par l'étrange beauté et particularité de leurs visages. Chacun sur terre à son visage, mais il y a des visages traversés par rien, d'autres qui ne demandent qu'à être catégorisés. Ceux-là sont d'autant plus originaux que je les perçois dans une guirlande que conçoit mon regard qui va de JD à Juliette en passant par Maeva et Anne-Laure.
Dans la joyeuseté objective de cet instant leur gravité de vivre est autre part mais je sais qu'elle existe, et on ne peut pas dire ça de tout le monde.

Bizarre à quel point j'éprouve le besoin mais ne trouve pas la force ni le temps de parler comme je le voudrais de mon nouveau petit cercle d'amis (j'aimerais un mot plus fort que "pote" mais moins fort qu'"ami" car c'est encore trop neuf et je ne peux pas m'engager à user du terme "ami" sans être sûre que ces amis en question l'utilisent de leur côté) étudiants. Je ne sais pas par où commencer, et si je commence je ne finirai jamais car cela supposerait de trop nombreux détails. A force de vouloir tout dire je ne dis rien. Tout se passe dans un mouvement paradoxal, une envie de tout décrire jusqu'aux détails et une envie de dire bêtement "nan mais tu peux pas comprendre". Il s'agit surtout de partager ce qui n'intéresse personne, de parler de ce cercle que pour en exclure tout ceux qui n'y sont pas, et c'est méchant.

La dernière fois, j'ai éprouvé une immense joie à donner ce cours de philosophie à Sophie. Nous avons corrigé l'un des sujets tombés au bac blanc "L'art peut-il sauver la réalité de son insignifiance ?" et qui selon ses dires et de manière assez mignonne avait paniqué toute la classe par sa difficulté, connaissant un peu le microcosme que constitue la classe de TL à Saint-James, cela a dû être vécu comme un événement dont on parlera encore après la correction.
La philosophie est un exemple jouissif de ce qui est rendu possible par le travail et la patience. Donc d'abord ce sujet qui ne me disait rien et sur lequel butait ma première approche du sujet que je faisais de tête pendant le trajet en métro. Une fois l'analyse méticuleuse des termes du sujet improvisée devant elle, les liens se font, tout se révèle, la problématique émerge et l'exercice ridicule pour certains se justifie par la fin. Tout se révèle à moi et enfin à elle qui m'écoute et prend des notes, et en me retournant, car j'écrivais au tableau comme une grande, je la vois pour la première fois esquisser un sourire devant ce qui doit être début de vérité, ce qu'on cherchait et qui est enfin trouvé, c'est-à-dire une sorte de relâchement, de pente douce qui se situe toujours derrière toute difficulté et qui est le signe qu'on est certainement sur le bon chemin. C'est ce moment de la dissertation où à partir du simple sujet, de la matière pensée se créer et qui n'est dû qu'à nous; timidement et humblement nous en prenons conscience.

Je n'arrive pas à adopter le point de vue de JD sur notre groupe d'étudiants, il est plus vieux, il connaît tandis que je découvre (que
nous découvrons peut-être) la qualité de ces discussions, de ces présences, d'une certaine manière d'être, de s'expliquer, de se lier aux autres pour d'autres raisons qu'avant. Est-ce qu'à ses yeux nous sommes crédibles ou jouons-nous les grands ? Est-ce qu'il nous paterne du regard ?

Réaliser que le cinéma, mais aussi la télévision ne sont en fait qu'un enchaînement de points de vue, un plan général succède à un plan détaillé, etc, etc. Ce procédé est tout sauf ce qui nous est donné de vivre.
J'explique à ma soeur que je viens de réaliser que ce gros plan sur la meuf chez Taddéi n'existe pour personne dans la salle, qu'il n'existe que pour le spectateur qui trouve cela naturel : une personne parle, on cadre sur son visage. Or le public a une vue sur les dos des intervenants et est au courant de qui est en train de parler par la seule gestuelle de la personne qui d'un coup s'anime. Cet endroit est objectivement une boîte, sans centre, sans chef, c'est une pièce comme les autres qui est médiatisée par la caméra et qui n'existera jamais de la même façon pour le spectateur que pour le public présent dans la salle. Le public présent dans la salle choisit sur quoi il peut se concentrer, il peut s'amuser à fixer un moment d'inattention d'un invité pendant qu'un autre parle, alors que le spectateur est nécessairement guidé, contraint de se farcir le foyer de l'action.
Et peut-être que le cinéma est ce détournement de l'usage de la caméra qui n'est plus seulement utilitaire et active mais arrive à se faire contemplative, pensante, qui n'hésite pas à balayer une pièce du regard pendant qu'un acteur parle, ou à filmer un pied, bref, tout ce qui est infilmable, infilmé par la télévision, ou non visible, non regardé, non observé par notre regard abruti par l'habitude.



jeudi 15 avril 2010

Le samedi est un rêve. 2

Juliette me fait de grand signe de bras au loin, elle a réservé des places dans l'amphi pour le contrôle de philo, sujet sur la culture, on n'en sait pas plus, chacun pensait réviser ça et ça et ça, et au final on n'a révisé que ça. On prend des cafés, on s'approche des gens pour leur dire bonjour mais surtout leur demander "c'est dans quel amphi?", On est tous là bien au chaud, comme des poussins qui pensent, l'amphi épouse la forme de la masse des L1 et L2, il y a la prof de méthodo qu'on aime pas parce qu'elle était trop mode la première fois qu'on l'avait vue et que pour nous philo et mode ça ne va pas, ok pour l'élégance, bien sûr, l'élégance, mais pas la mode, c'est trop hyperficiel. C'était trop mondain pour être sérieux, j'ai trop perdu de temps, entre les twits qu'on s'envoyait par sms avec Juliette, la vibration du portable qui dans le silence équivaut à un vrai bruit, son C. que je découvrais, les présentations se faisant en silence, mon JD qui se fait draguer par la Modeuse plutôt belle mais sévère du regard, la seule qui ose jouer le jeu un peu ridicule à la fac de l'autorité, on compte sur vous pour vous auto-réguler, on est tellement grands qu'à part quelques mecs de l'Unef on a tous intériorisé l'interdiction d'écrire sur les tables et les murs. Elle disait quoi, un truc du genre, une rime avec "discussion", qu'il ne fallait pas avoir, et "dissertation" qu'il fallait faire. Quand JD est sorti fumer j'ai attendu pour le suivre une minute après, pensant dans ma folie qu'il s'agissait d'un intervalle parfait, que j'avais suffisamment attendu, et puis une cigarette ça se consume vite, je pouvais pas attendre plus longtemps, il allait bientôt revenir. En plus j'étais déjà sortie pour aller chercher un café à Juliette et un Coca, et tacitement je crois que la règle est que chacun à droit à une sortie, après c'est un peu de la provocation. Je comptais sur lui pour ne pas trop réfléchir à pourquoi je me trouvais devant lui, toute seule, dans l'air menthe et matinal avec ma mini-jupe, mon pull, mes cheveux peut-être bien en place, ou peut-être qu'il y en a toujours trop pour qu'ils soient en place et il ne faut plus lutter, de toute façon quand il est là je vais jusqu'à me demander si mon nez ou mes yeux sont bien en place, ça va trop loin. On a parlé, ça me suffisait, il était pas content de son plan, on se souriait matinalement, amicalement. Apparemment la Modeuse m'a mal regardée quand je suis rentrée dans l'amphi avec JD qui me tenait la porte, plus par politesse que par amour, c'est Juliette qui me l'a dit tout de suite après par sms.

mercredi 14 avril 2010

Le samedi est un rêve.

"En toute oeuvre de génie nous reconnaissons les pensées que nous avons écartées; elles nous reviennent avec une majesté née de leur caractère étranger Les grandes oeuvres d'art n'offrent pas pour nous de leçon plus valable que celle-ci. Elles nous enseignent à nous soumettre à notre spontanéité avec une inflexibilité enjouée et cela d'autant plus que le choeur des opinion se trouve dans l'autre camp. Sinon, demain, avec un bon sens magistral, un étranger énoncera précisément ce que nous avons toujours pensé et ressenti, et nous, tout honteux, seront obligés d'admettre de la part d'un autre ce qui était notre opinion propre."

"Il est facile, étant dans le monde, de vivre selon l'opinion du monde; il est facile, dans la solitude, de vivre selon la nôtre mais il a de la grandeur, celui qui au milieu de la foule garde avec une suavité parfaite l'indépendance de la solitude."
La Confiance en soi - Ralph Waldo Emerson

Samedi soir, soirée du forum chez E., je porte une jupe en laine marron, des collants marrons, des mocassins à talons bleus et un pull bleu marine, nous sommes tous réunis au salon et nous mangeons des choses en discutant, entre nous un esprit de groupe qui s'efforce avec le temps de lier les gens entre eux, aussi différents soient-ils les uns des autres, une étrangeté commune nous lie. Ca va faire plus de quatre ans maintenant et je les regarde avec la même stupeur, la même curiosité : qui sont ces gens ? Je le sais, mais je ne le sais pas et notre relation semble s'être construite sur cette ignorance fondamentale, sur ce "au fond, qui connaissons-nous ?" que nous assumons, nous sommes bien au-delà, nous ne cherchons pas à nous connaître juste à nous sourire. Il m'arrive de me lever jeter quelques bouteilles vides, je peux en tenir beaucoup entre mes doigts, mon mégot entre les lèvres, mon regard inconscient, qui n'accroche rien, je me dirige vers la cuisine, ignorant qu'on m'observe en même temps qu'on réfléchit sur moi : C. qui rigole
"c'est Vernis devant l'évier avec sa cigarette, ça fait film espagnol des années soixante".

Vers quatre heures du matin nous ne sommes plus que quatre et je finis la tête posée sur le ventre de C., séparée de sa peau blanche par son seul petit polo, il fait parfaitement rebondir sa main sur ma tête au rythme de la musique où les chansons sont tellement bien que je demande à chaque fois "qui c'est ?". Il ne sait pas vraiment où mettre son bras, c'est encore un peu défendu qu'il me touche mais finit par le poser le long de mon cou et ça fait comme une ceinture protectrice pour la tête, et je me demande pourquoi ce besoin, cette volupté ressentie à être physiquement protégé. C'est que nous sommes physiquement livrés au hasard, livrés au moindre choc, livrés à la ville, encerclés par rien qui n'ait d'intentions bienveillantes à notre égard, livrés au froid et à notre seul recroquevillement. Dans ce ballotement de tous les instants, tout peut nous arriver, et c'est quand rien ne peut nous arriver que nous nous sentons dans une situation de profond bien-être. Nous avions d'abord passé la soirée chacun à une extrémité du canapé, mes jambes enrobées dans les collants étaient coincées derrière son dos, son visage n'exprimait rien et il ne parlait pas, il a peut-être toujours été comme ça, il avait passé la soirée à somnoler et à finir les Carambar comme un gamin qui ne veut pas jouer. Je lui demandais ce qu'il avait, je lui posais des questions auxquelles il répondait sans curiosité pour ses propres réponses. Je m'amusais à mettre ma tête dans le vide, le cou au bord du canapé, puis j'ai fini le sommet de la tête posé sur le sol pendant que G. expliquait la relativité à E. à partir d'un livre pour enfant. Je lui demandais pourquoi il passait son temps à dévisager les gens et j'ignorais s'il était dans son état normal, de toute façon qui pouvait l'être avec ce néon rouge qui modifiait totalement la réalité et ce qu'on pouvait penser d'elle. La tête en arrière, les pieds derrière le dos de C. à moitié mort, je disais "vous vous rendez compte qu'on passe sa vie à ne pas toucher les gens". J'étais excitée par cette seule nuit passée à quatre à attendre le métro ou à ne rien attendre, au samedi absolument parfait que je venais de passer et auquel je repensais dans le coton rassurant de la nuit, du hasard et de ses intentions, du besoin de rien, dans la quiétude des samedis soirs où l'on ne sait plus très bien où se situe le coeur de la ville tellement plusieurs battent en même temps. Le samedi nous laisse entrevoir de l'énergie pure.

Protégée, c'est comme ça que je m'endors, et la musique est trop forte pour que je puisse réellement m'endormir alors je somnole, encore capable de garder à l'esprit les phrases que j'entends, je dors mais mes sens travaillent encore à toucher, à percevoir ce qui est extérieur à mon corps, et c'est tellement agréable. Je sens que lentement il se lève et fait passer ma tête de son ventre au cuir chaud du canapé où je m'agrippe comme à de la peau, la tête lourde et échevelée. En ouvrant les yeux je vois un peu du ciel baigné dans de l'abricot et je demande à C. quelle heure il est, il me répond méchamment "midi" et je finis par y croire pendant plusieurs minutes, il est en fait huit heures, le huit heures des travailleurs et des vraies familles. Je suis lourde, paralysée par le manque de sommeil, les trois se foutent gentiment de ma gueule parce que j'ai l'air à l'ouest et que j'enfile mes talons et que je titube les cheveux en pétard, je ne sais pas où je vais, la réalité est trop forte, le réveil trop dur, je vais aux toilettes, je bois une gorgée de Coca même pas light sans trouver de verre, je lâche mes cheveux et je regarde mes yeux rouges, j'enfile mon trench, E. me dit de ne rien débarrasser, de tout laisser en place, cette nature morte faite de brownie industriel, de papier de Carambar, de gobelets, de bouteilles d'alcool, de Tupperware, de cendriers pleins. Elle nous donne à chacun une cigarette avant de partir, j'enfile mes lunettes car toute lumière m'éblouira et nous filons dans la ville tels trois fantômes magnifiques, un goût amer de nuit rouge au fond de la gorge.

Sauvage Innocence - Philippe Garrel

lundi 12 avril 2010


je passais mon temps à nous voir dans un plan large, depuis l'autre trottoir ou depuis le regard de Cécilia qui passait par là et à qui je l'ai présenté, côte à côte, lui et sa démarche éclatée, moi et ma confiance en moi envolée, ne regardant nulle part, détachés du monde, ne considérant plus que le trajet allant de la fac au tabac mais concernés par une même discussion que l'on poursuivait sur l'écriture. C'est le plus souvent comme ça que je le voyais, de loin, plutôt voûté, regardant le sol, tout seul ou avec quelqu'un et je rêvais d'intégrer cet égoïsme à plusieurs que peut être toute discussion. Vertigineux à quel point je ne le connais pas mais j'ai eu le culot de lui demander quand nous nous sommes retrouvés seuls l'un à côté de l'autre une fois Nassim parti : "ça te dérange pas si je t'accompagne ?" quand il était l'heure de courir dans la ville chercher de quoi remplir nos ventres fatigués. Il m'a répondu presque en chuchotant, disons pour lui-même "non pas du tout, ça me dérange pas du tout" ou peut-être "tu me déranges pas du tout", ce chuchotement me laissait croire le contraire, mais il était trop tard.
Son visage est vallonné, creusé d'ombres lisses, les yeux enfoncés sous des arcades sourcilières que je qualifierais de musclées. J'ai repéré ses mimiques, ses mouvements de visage récurrents, on ne se voit pas les faire mais on devine qu'un certain positionnement du visage doit vouloir dire quelque chose et on utilise ce positionnement, qu'on ne voit pas mais qu'on sent de l'intérieur, comme un repère : à chaque fois que je serai énervé je positionnerai de telles manières mon visage. Voilà ce qui fait, entre autres, une personne: le jeu de visage et la gestuelle sont aussi particuliers que la pensée ou la voix.
Pas vraiment satisfaite du déjeuner, j'avais peur, quant à lui il pouvait me laisser faire, ce n'était pas lui qui avait proposé. J'ai préféré quand nous marchions dehors et que je n'avais aucun autre moyen d'impulser une conversation qu'un moyen brutal, une question issue de mon fond de curiosité primaire et qui déboucha sur des considérations sur l'écriture.
J'adore quand son visage se détend en signe d'approbation, qu'il regarde au loin comme s'il fixait la pensée qui s'était écrite magiquement derrière moi, voit ce qu'on peut lui objecter et, ne trouvant rien, laisse infuser la "vérité" de ma proposition et finit par m'approuver. C'est tout son corps qui approuve, on approuve toujours de l'intérieur, c'est un apaisement. Au moment de se quitter il me dit "je te laisse la" quand je m'apprêtais à traverser tout en poursuivant mon blabla sur l'écriture.
j'dois te laisser là, je retourne à la fac
ah d'accord
...en fait, j'vais traverser parce que j'ai envie de t'écouter."
je n'avais encore jamais entendu une personne "changer ses plans" de manière aussi soudaine pour moi, osant changer les répliques d'un dialogue prédéfini, en disant ça il disait aussi : on ne parle pas pour ne pas rester silencieux pendant la marche mais on marche pour parler. J'ai été touchée au coeur, cette simple phrase me transformait en fille intéressante et me conférait dans un même mouvement la confiance inhérente à ce genre de personnage, je l'ai laissé sur un
c'était coul
ouais c'était coul, à plus
à plus

Ca n'a jamais été la gravité qui me donne envie de mourir un peu, mais plutôt la futilité grave de toutes choses, de mes ambitions, des qualités que je m'accorde, des amis que je m'accorde, de l'avenir que je m'imagine avec plus ou moins de confiance tout en ayant l'impression de tout rater, de faire les choses tièdement. Si tout se joue dans l'instant alors je ne possède rien, mes poches ne sont pas pleines de mes acquis passés mais vides de ce qui me restent à acquérir.

Idée qui me vient après une discussion avec Anne-Laure de procéder à un éloge du manque. Idée qui me vient du fait que l'on parlait des références artistiques que la prof de méthodologie invoquait en cours, avec une précision un peu décourageante. J'ajoute à cela l'impression que j'ai d'être bombardée de toutes parts d'Erudits Autarciques, tant chez mes chargés de TD que, je ne sais pas, chez Taddéi ou dans les magazines que je lis. J'aimerais lui opposer la figure du Tendre Cultivé, qui lit, écoute, regarde et oublie le plus souvent, mais oublie sans gravité, dans une sorte de fondu-enchaîné, et garde de toute oeuvre seulement un arrière-goût, une atmosphère; rien d'autres en fait que le souvenir des affects ressentis. Il ne reste plus qu'à assumer cette position, assumer l'oubli, les trous, et en même temps, comprendre le manque autrement, comme la possibilité de pouvoir dire : ma culture est nécessairement faite de sélections et donc de manques et il y a des choses qui ne m'intéressent pas.

Baby Doll - Elia Kazan