samedi 22 mai 2010

Chère Juliette,

je commence cette lettre précisément sans savoir ce que j'ai à te dire, j'ai plutôt tendance à te voir tous les jours mais les pensées et les évènements sont tels qu'il y a toujours quelque chose à dire, à préciser, même à une personne avec qui on précise tout.
Je vais commencer comme dans la vraie vie : tu as vu le beau temps (beau pour les autres) est revenu, l'ombre est bonne, fraîche et les zones de soleil sont tristes et étouffantes. La ville ne nous appartient plus comme avant, quand il faisait froid et je ne supporterai pas un commentaire de plus sur le beau temps, que ce soit de la part de mon père ou d'un courbevoisien (ils ne parlent que de ça). Tout à l'heure je me concentrais sur la chaleur qui me parcourait dans le métro, j'essayais de trouver ça agréable, purificateur; tout n'est qu'une question d'idée sur les choses, on peut arriver à aimer ça.
Au fond si ce soleil pouvait se passer de commentaire de la part des humains, peut-être qu'on l'aimerait un peu plus. Je passe du temps à fixer des bouts de peau, des bras, des mollets, en marchant vers mon train je suis restée fascinée par les mollets tout en rondeur d'une dame qui poussait une poussette. Je suis restée derrière elle, me demandant à chaque pas "pourquoi le mollet ?", elle était d'autant plus fascinante que le reste de son corps était plutôt mince, mais ses mollets étaient imposants, maternels, intimidants, comme moulés dans du beurre, à la fois crémeux et ferme, de la graisse musclée. J'aime repérer la faiblesse de certaines femmes pour l'autobronzant sur les jambes, mais je ne la leur pardonne pas pour autant. J'aime ce qui est bombé, j'aime plutôt les vases, j'adore les théières, j'aime les mollets, les violoncelles, je ne sais pas pourquoi, ça caresse l'oeil peut-être, ça apaise.


Tiens d'ailleurs en parlant de femme à poussette, je t'avais parlé de mon problème d'orientation qui faisait que j'indiquais la direction opposée à la bonne à qui osait me demander son chemin, et que je m'en rendais compte deux secondes après (sentiment horrible). Et bien au Monoprix une femme à poussette m'a demandé où se trouvait les oeufs et j'ai réussi à lui répondre puisque justement je venais de passer devant et je me disais "ah tiens les oeufs sont ici, bizarre comme endroit". En fait ça doit être organisé par association d'idées (un peu à la manière dont fonctionne cette lettre), on doit se dire "oeuf > poule > poulailler > ferme > vache, donc pas loin des produits laitiers, des fromages ?" et oui c'était pas loin des fromages. C'était agréable de faire des courses, de choisir quoi manger, que mangeront les autres, comment innover, c'est un endroit d'une douce quiétude, je parle du Monoprix précisément parce que ça ne se passe pas comme ça chez Auchan, mais tu ne dois pas connaître Auchan, c'est vraiment un gros truc de banlieusard. Certaines personnes ne voient pas la mer, d'autres passent à côté des hypermarchés.
Quand ma mère fait les courses elle prend toujours la même chose, et je pense qu'il est important d'alterner concernant la personne qui va faire les courses, nous n'avons pas la même façon de vouloir faire plaisir, ou tout simplement de penser le bon, et le fait d'alterner fait que la routine, que le choix disponible est encore possible là où il s'agit pour ma mère de reprendre la même chose que la semaine dernière. J'ai pris de la confiture à la cerise et elle est bonne, on dirait du brillant à lèvres en pot. Tu sais qu'ils ont sorti des tranches de jambon mais en fait c'est du surimi? J'ai saisi le paquet dans la main et je me suis dit "nan je vais le finir ce soir, c'est trop cher pour ce que c'est, allez on pose", attendons que Monoprix le sorte dans sa propre marque. Sinon je pense que ma soeur ne touchera pas aux Activia aux 2 céréales, c'était ma crainte mais le blé dessiné sur le pot doit lui paraître flippant, mais tu as absolument raison : c'est consistant comme un vrai dessert, c'est fou.


Si tu veux on parle de mercredi, il faut qu'on parle de mercredi. J'ai trouvé que Monsieur Franck avait le teint pâle, il devait être tellement fatigué, heureusement que son cours et sa constante intimidation lui donne des couleurs au visage, c'est vraiment quelque chose qui lui échappe et c'est plutôt beau comme idée, qu'on ne puisse pas tout à fait contrôler ce que intimement nous ressentons : la gêne, la timidité, la honte, la fatigue. Le corps est un récipient qui demande à déborder par les pores, la peau est transparente, on voit tout ce qui s'y passe en dessous. Moi je lui pardonne tout mais j'imagine qu'il ne s'est pas trouvé bon vu que lorsqu'il est excellent il continue à se dénigrer. Je me souviendrai toujours de lui, arrivant de loin, il était au téléphone et il a posé ses affaires sur un banc, laissant s'échapper une volute de cigarillo de sa jeune bouche. Je l'imagine faire le trajet à pieds, et les gens qui ne le reconnaissent pas, qui ne savent pas, et son "bonsoir" si sec que ça en devient presque drôle, et son terrible "ma phrase n'a pas commencée il y a vingt minutes" quand je cherchais à l'aider pour retrouver le fil de son cours. C'était tellement méchant, et tellement involontaire, j'ai aimé jouer à la victime, mais je l'étais vraiment. Avec lui je suis d'une sensibilité qui change de couleur à chacune de ses phrases, et là je me sentais persécutée pour rien, incomprise, l'injustice me frappait au coeur et c'était si bon.

J'ai
trouvé ses cheveux longs là où une semaine d'avant je les voyais courts. Je me demande ce qu'il a bien pu penser de mon rouge à lèvres "pourquoi fait-elle ça?" "ça lui va bien", "elle veut me plaire cette idiote", toutes les remarques sont légitimes, au fond je voulais seulement être assurée qu'il allait penser quelque chose de moi en introduisant du neuf, créer l'évènement, mais ça tu le sais. Je trouve que je me tiens bien devant lui, je suis respectueuse, polie par rapport à tout ce que je pense, parfois j'ai l'impression de couver une hystérie (le mot vient d'utérus, c'est lui qui me l'a appris, je pense ça quand j'utilise le mot). Ma main gauche tremblait toute seule sur mon Netbook a un moment, ça faisait symptôme louche et j'avais envie de rire, comme le mal de jambe de l'Elizabeth de Freud. Sinon aujourd'hui je lui ai dit bonjour et il n'a pas répondu, je crois qu'il voulait me punir de ne pas lui avoir dit au revoir en sortant hier. Mais il parlait à des gens. A l'inverse Cécilia a mis un temps fou à sortir, peut-être qu'elle l'aime secrètement. Et je ne sais pas, je ne trouvais pas la place de caser mon "bonsoir" ou mon "au revoir", c'est très dur de bien articuler un "au revoir", c'est difficilement compréhensible. La politesse a du mal à s'imposer, on ne parle pas assez fort, il y a des malentendus, on est vite susceptibles devant le manque de politesse.


Tous les jours, maladivement, je lui prête mes intentions avec une assurance grotesque "ah là je lui manque, il veut m'écrire, je vais recevoir un mail", et je me prépare doucement, je vis le temps de rentrer chez moi, ou de chopper un réseau wifi sur mon portable, je prends le métro, je suis pressée de rentrer pour ne pas être en retard, et je vois ma boîte avec des messages tous désespérément bleus, c'est à dire déjà lus, et alors là c'est l'abattement, l'amertume généralisée. Rien envie de faire mais d'une manière excessivement forte, métaphysique comme peut l'être la fatigue d'Oblomov (tu as lu les premières pages sur Oblomov dans La sagesse de l'amour? Je me souviens de Monsieur Franck, je lui parlais d‘un livre de philo sur Oblomov et il me disait « lequel? il y en a une infinité », anecdote qui ne sert à rien mais qui me plaît quand même) : il n'a vraiment rien à me dire? Un prétexte ça se trouve quand ça se cherche et je suis persuadée que ce grand lion m'aime, il ne peut pas en être autrement. Ce qu'il disait de la démocratie républicaine : ok pour la liberté mais certaines personnes ne savent pas user de leur liberté donc il faut leur dire ce qui est bon pour elles, c'est un peu ça que j'ai envie de faire avec lui : tu ne sais pas ce qui est bon pour toi, laisse toi faire, aime moi. Aime moi parce que tu m'influences tellement que je te ressemble et que la ressemblance n'est pas détestable. On aime ce qui nous ressemble je crois, parfois. Il est mon petit cadeau, mon grand bébé, laisse moi lui attribuer tout ces qualificatifs qui faute d’être vrais le réduise à quelque chose de saisissable. Il est surtout ce qui m'est arrivé de plus sain dans ma vie (tout ce bordel philosophique dans lequel on trempe et qui est la chose la plus réjouissante qu'il m'ait été donné de vivre), il est ma rupture saine, il y a un avant et après, et le "avant" est frappé d'irréalité. Son intelligence se retrouve dans tous ses faits et gestes, c'est ce que je te disais tout à l'heure: tout chez lui est réfléchi, c'est une belle et douce machine.
A présent je me résigne plutôt bien au non-événement puisque je sais ce qui va arriver, et la résignation n'est qu'une patience, d'abord tu sais quoi que je ne peux pas évoquer tout de suite et puis il y aura forcément une conclusion mailesque aux cours que je donne à Sophie. J'étais tellement émue quand il a subtilement évoqué qu'il poursuivait ses cours l'année prochaine. Encore un an ensemble, il me verra avec mes cheveux très longs (si une envie de changement ne me les coupe pas) j'aurais le temps de changer de look tous les jours, de changer de couleur de rouge à lèvres, et lui aura le temps de m'aimer tout à fait. Je ne suis pas contre l'amour comme processus, si c'est pour que cela devienne très fort et tenace par la suite, c'est comme une dissertation, on ne peut pas répondre tout de suite par oui et par non et pour convaincre parfaitement il faut d'abord remplir quelques copies, argumenter. J'ai eu le sourire discret du vainqueur, encore un an avec lui...Donc ne rien provoquer, et penser à lui et essayer de se persuader que ça suffit, qu’il n’y a pas plus pur bonheur que ce manque, cette béance au fond du ventre.
Qu'en
est-il de C.? Au fond je ne sais pas l'essentiel : comment vis-tu son souvenir au quotidien? Comment le portes-tu en toi? Avant nos petites luttes étaient les mêmes, maintenant elles s'éloignent un peu. Tu es dans quelque chose de plus apaisé, dans un lien évident avec lui, moi je galère gentiment, je recommence chaque jour à zéro, j'en suis encore à faire mes preuves, à vouloir me faire aimer, sans pour autant faire des choses qui ne me ressemblent pas.

Tout à l'heure Sophie me demandait des conseils pour les révisions du bac, tu vois le genre : des conseils arrêtés, concrets, rassurants. Si tu veux réussir fais ça et ça, mange des céréales pour le cerveau, révise six heures par jour pas plus pas moins, je lui ai répondu avec le coeur et avec précision. Elle voulait sécher les cours parce qu'elle avait l'impression de perdre du temps qui pourrait passer dans les révisions. Je lui ai dit que ce n'était pas la meilleure des idées et qu'elle devait au moins aller en histoire géo et en philosophie (Delmas et Franck, mais pas seulement) parce que le moment des révisions est un moment d'extrême et de délirante solitude, quelque chose de très cru et que les cours continuaient et qu'elle devait en profiter pour ne pas perdre tout contact avec le réel : parler avec les élèves, se sentir galérer avec eux, écouter les derniers conseils des profs, bref tout une ambiance à ne pas rater et qui peut aider je pense.
J'en parlais avec une sagesse toute nouvelle, capable de tirer des conseils d'une expérience vieille d'un an. J'étais contente de ne plus être de ce souci...mais d'en avoir d'autres encore plus beaux. D'ailleurs, question, quels sont nos soucis à présent Juliette? De quoi avons nous peur mais avec excitation? Qu'est-ce qui nous effraie et nous renforce? Echouer en philo? L'agrégation pour objectif? La perspective de l’agrégation c’est surtout histoire de nous faire avancer avec un but, d’avoir des raisons d’avancer. Pour autant je me rends compte avec Sophie (et d'abord avec Monsieur Franck qui fait de l'enseignement une oeuvre à part entière) que ce n’est pas détestable et que, je te l’ai déjà dit, cette idée de transmission est d’une force et d’une humilité bouleversantes. Tu me l'as dit toi aussi tout à l'heure, l'enseignement ce n'est plus quelque chose qu'on balaie d'un revers de main, ce n'est plus l'échec, avant on était trop englués dans nos rôles d'élèves et les profs avaient pour moi quelque chose de triste, une fatigue et une faiblesse liées à leur profession. C'est comme la phrase de Wilde avec les parents, d'abord on les aime, ensuite on les juge puis on leur pardonne, ma mère aime bien cette phrase. Sauf que concernant les professeurs il faudrait mettre la première étape en dernier. Maintenant on a conscience de ce que nous sommes devenus et sur quoi et avec l'aide de qui tout cela s'est bâti, que tout n'a été qu'une question de hasard, de bons professeurs, et de ces relations hors du monde qu'on a pu tisser avec eux.
Avant
d'aller à la fac et quand mon idéal était encore la bonne note en philo au bac, j'avais vraiment très peur d'être dans une telle ambiance que je n'allais pas prendre tout ça (la licence) au sérieux, j'avais peur de ne pas être capable justement de prendre la mesure de ce sérieux, de rater le fondamental, le "trop tard" que je te citais dans la nouvelle de Henry James citée dans La sagesse de l'amour. C'est ça qui est bien entre nous deux : on pense précisément la même chose de cette licence, de son sérieux. La bande de la fac aussi mais peut-être pas sur le même mode, peut-être que Jean-Daniel est proche de nous, qu'il est dans cette idée là de la philo, une façon de se sortir de la merde. Tu sens le lien qui nous unit, toi, moi et Jean-Daniel? Je crois qu'il nous aime vraiment bien, qu'il pense des choses précises sur nous et qui transparaissent dans son comportement. Donc je disais, je ne pense pas que ce soit autre chose qu'une pulsion de faim pour le monde, le seul plaisir de démêler (et surtout de comprendre que tout est à démêler, que rien n’est simple) tout ce qui s’offre à nous, c’est quelque chose que nous vivons viscéralement et très sincèrement, avec peut-être une forme d'enthousiasme un peu immature mais qui n'est pas mauvaise...si toutes les choses pouvaient être vécues comme ça, avec amour, travail et souffrance.
On en a déjà assez parlé mais on en est à ce stade peut-être chiant pour les autres où pour nous, tout ce qui n’est pas vu par le prisme de la philosophie est forcément compris incomplètement. Qu’est-ce que le cinéma sans la philosophie? On en parlait : est-ce qu’on comprend les Raisins de la colère de Ford, est-ce qu’on peut bien en parler sans user de la philosophie? Voilà le risque qu'on prend et qu'on assume : être prise pour des péteuses par un peu tout le monde. Mais je crois que la vie demande à un moment cette exigence à chacun de se ranger quelque part et donc de devenir incompréhensibles pour certains de par les buts, les centres d'intérêt qu'on se choisit. On ne peut pas s'excuser à chaque fois de prendre la philosophie ou autre chose pour le Grand Truc juste parce que des personnes nous trouvent lourdes, pédantes. Assumons nos choix.

Pour revenir à la question de ce qui nous effraie. Si
j'ai peur de quelque chose, je dois avoir peur de ce dont je parlais à Jean-Daniel, échapper, rater cette occasion de faire et d'être ce que je pense pouvoir faire et être. Au fond j'ai peur de ma toute puissance, qui est une vraie toute puissance (vertige de la mort, mais aussi vertige de la liberté quand même), c'est ce que j'expliquais à Sophie : sois responsable, arrêtons les conneries parfois. Tu veux ça, ne t'enroule pas dans une couverture de douces excuses, de doux obstacles, mais habille toi et va agir. J'ai été solennelle avec elle peut-être, mais tu sais elle était en train de me parler de son idée de certificat médical pour passer le bac en septembre (!). Je comprends qu'elle soit dans un tel état que toutes solutions n'est pas mauvaise à prendre, mais qu'elle ose y penser avec délectation...je lui ai dit "oublie tout de suite cette idée, parce qu'elle va influer sur ton travail, tu travailleras forcément moins bien si tu y penses". Donc Sophie, n'est pas peur de la rugosité du réel, à force de passer et d'y repasser, ça s'émousse un peu...c'est en fait toi qui te renforce. Je me rends compte à quel point mon aide lui ait précieuse à défaut d'être efficace comme elle pourrait l'être, et à quel point changer doucement (ou suggérer le changement plutôt) les gens comme ça avec des mots c'est salvateur pour tout le monde; considérons nous comme des chances pour les autres, et les autres comme des chances pour nous.
Je ne parle pas de mon aide, de la mienne, je parle du principe de lui donner des cours un peu informels, ce va et vient entre "thérapie" et méthodologie, qui sont aussi des moments de discussion, d'échanges, des choses qui ne manquent pas, puisque tout le monde discute tout le temps, mais qui exercées d'une autre manière que l'usuelle, manquent énormément. Donc, pas mon aide mais quand même : ce que j'ai pu discerner comme chance à saisir pour Sophie quand Monsieur Franck m'a proposé ces cours. J'en fais bon usage, je suis plutôt fière de moi et c'est une caresse narcissique (il en parlait comme de la seule et vraie récompense pour le professeur) que j'assume comme telle et qui n'est pas si satisfaisante que ça : je n'y pense pas tous les jours, je ne me regarde pas faire cours, sinon je me dégoûterais. Ce qui me remet dans le droit chemin de l'humilité c'est qu'au fond je suis seule dans une salle avec une élève qui est contente d'être là et qui apprend des choses vagues, je finis mon cours quand la femme de ménage nous dit "les filles je vais devoir vous chasser". Il serait ridicule de se vanter de ça, et ce constant aller-retour entre noblesse de la tâche et exigence d'humilité parce qu'au fond on est bien peu de choses, je trouve ça très sain comme mode de vie, comme éthique. Il faut donc être professeur pour ne pas prendre le risque de se sentir pauvre, inutile, pour ne pas à constamment se rappeler pourquoi on vit, pourquoi on travaille, pour se sentir au centre de la société, humble mais indispensable médiateur. Voilà aussi pourquoi il faut tomber amoureux des professeurs.
Ponctuellement Sophie comprend les trucs, mais il suffit que je parte, que le dialogue socratique s'interrompt pour qu'elle soit perdue. Trop peu sûre de ses intuitions, d'elle-même, et puis paresseuse, préférant réfléchir à la ruse plutôt qu'au travail. Mais je souligne des traits qui chez elle se présentent de manières douces.
Je répondais à la question mais j'aimerais que tu y répondes : qu'est-ce qui te travaille Juliette? Toi que je connais au fond qu'un peu (un petit laps de temps s'entend) et en qui pourtant j'ai une confiance assez totale en la réalisation de ce que tu aimerais faire, tu es contaminée par une flemme ambiante et toute estudiantine je crois, non? Mais tu vas t'y remettre, et puis qu’est-ce que je dis: au fond tu travailles beaucoup, c'est juste que je nous vois surtout dans les cafés, à traîner un peu, mais à traîner bien. Tu gardes cette structure austère et qui est, désolée de te le dire, contenue pourtant dans ce visage qui semble exprimer tout ce qu'il sent, qui ne peut pas mentir, qui ment moins que les autres, un visage de l’effusion et pourtant...Bette Davis quoi, tu lui ressembles tellement. Assume ce visage, et j'assumerai le mien. Je me disais, peut-être qu'on traîne ensemble d’abord parce qu'on a le même type de visage sur lequel je ne peux parler que pour le vanter puisqu’il m’est cousu pile entre les deux oreilles et que j'apprends à le défendre depuis trop longtemps. Donc deux visages qui semble troubler la fraîcheur arrogante de la jeunesse, répondre à cette fille (drôle de lapsus j’avais écrit « vie ») qui tout à l'heure était à la boulangerie avec un corset blanc et une jupe taille haute noire (nouvelle mode, j’ai remarqué, toute pourrie) scintillant d'une beauté trop consciente d'elle-même, dégoulinante et se sachant dégouliner. Donc, nous ne sommes pas de ce côté, dans l'exubérance, dans la vigueur physique. Nous sommes limitées dans nos capacités à jouer les pimbêches de café, à faire la publicité d’un bonheur juvénile, euphorique, nous sommes traversées par autre chose que le soleil brillant de la jeunesse qui irradie sous les peaux, mais la limite ne se comprend que d'un côté et de l'autre je nous sens plein de pouvoirs tremblants. Donc d’un côté cette maison, ce domaine qui n’est pas à nous, de l’autre l’horizon qui n’est à personne, qui reste comme une promesse.


As-tu réalisé que nous étions en vacances? Tu ressens ce vertige du temps libre qui, pour le coup, semble vraiment s’étendre à l’infini? En quatre mois on a tellement le temps de changer. Il pourrait nous ajouter encore trois semaines de cours, ça ne ferait de mal à personne. Tu comptes lire quoi? Tu es contente de voyager? Des choses me manqueront, je ne serai plus intégrée à rien, je serai perdue et errante, je ne sais même pas si je voyage et j'en ai un peu la flemme, surtout quand j'entends des couples comme celui de la dernière fois, qui parlait de villes comme on énumère ce qu'il y a dans le frigo. Au fond les noms de ville suffisent, pourquoi voyager? Pourquoi vouloir consommer les pays? J'affirme mon incuriosité comme une résistance. C'est ce que tu disais, l'amour est la chose la plus abâtardie, le voyage aussi. On peut bien sûr tout réinventer, tout vivre comme les choses devraient être vécues, mais quand même, certains termes, certaines expériences sont polluées. Ce qui me dégoûte un peu c'est que le voyage, la destination est vécue par certains comme un caprice confortable (un cours de philo, j'avais dit à MF "de toute façon le confort c'est l'ennemi du voyage", au début il ne m'écoutait pas et puis il m'a demandé de répéter pour ensuite me dire "oui c'est ça, c'est l'ennemi du voyage"), je ne peux pas le supporter, ce genre de choses me fait souffrir plus que de raison, parce que je suis intolérante envers beaucoup de choses: c'est la réponse à une enfance et une adolescence passées à devoir encaisser n'importe quoi, pas des choses dures, je n'ai jamais rien vécu de dur en dehors de ce que m'inflige mes pensées, mais j'encaissais la médiocrité, le nul.
Ayons la présence d'esprit de laisser les gens tranquilles dans leur pays, à la limite allons tous à Londres, à New-York, à des villes "égales" à Paris. le voyageur est ridicule, ridicule dans son siège à des kilomètres de la terre ferme, ridicule à se brosser les dents dans un hôtel. Bref, ce que je dis ne vaut que pour l'instant et je parle comme une vieille conne. Monsieur Franck me manquera, alors je lirai ce qu'il a lu, je lirai son exemplaire des Essais, et je regarderai les films des réalisateurs qu'il aime et alors quand je le retrouverai mon amour sera plus profond, plus juste, puisque ces oeuvres sont comme autant d'outils de lecture de l'homme qu'il est.


C'était assez beau cette année à la fac, j'ai trop erré dans ma scolarité pour ne pas y avoir droit, avoir droit à cette compréhension de ce qu'on me demande enfin, et à une compréhension de la part des profs qui adhèrent à mes travaux (je pense beaucoup à la socio en disant ça), mais ce n'est pas non plus l'idylle parfaite, et la difficulté est là, stimulante. C'est quelque chose de vivant, de malléable, d'ouvert, et encore je ne parle que de la licence de philosophie, et comme tu disais, le niveau est très bon. On peut faire de la philosophie tranquillement, dans des conditions idéales, sans grande pression mais avec engouement, il y a bien sûr une part d'insatisfaction, d'incompréhension, de peur, mais on ne peut pas être partout et tout le temps des poissons dans l'eau, et parfois il faut aller la chercher cette eau.

Tiens autre détail concernant le beau temps, je regarde les hommes mater les femmes, ils ont le regard peu empreint de curiosité (alors que moi devant des mollets), c'est un peu un automatisme, ils ont peut-être à la longue appris à faire bonne figure devant le féminin de la rue. Bon mais je crois qu’un mec m’a grillée en train de le regarder mater une fille. Ca renverse un peu la vulnérabilité, c’est lui qui le devient et plus vraiment la fille, ça va dans le sens de ce qu’on essayait de trouver comme alternative à un féminisme virile : galanterie féminine et humiliante pour l’homme mais aussi adoption des comportements masculins. Que les filles se regardent les mollets les unes les autres. Ce sera mon dernier mot.
J'espère que tu te portes bien, tu avais l'air en forme il y a deux heures donc ça devrait encore aller, mon clafoutis n'était pas très bon, je te le déconseille, mais au fond tu prends toujours les desserts avec du chocolat.

Amitiés,
Murielle


La réponse bientôt ici : http://juliette.over-blog.fr

mercredi 12 mai 2010



Il y a des jours, et de plus en plus souvent, où j'explose d'amour pour le monde (pour ce que je pense du monde, pour ma réalité), c'est une impression à la fois apaisée et turbulente, de douce violence, sucrée et amère en même temps, le corps est aux bords des larmes, il veut crier et se taire, s'évanouir confortablement, s'évanouir pour mieux y participer puisque les choses du monde semblent s'évanouir les unes sur les autres, tenir dans un ensemble heureux et solidaire. Simplement envie d'acquieser, de dire "d'accord", d'accord à tout. C'est quelque chose du coeur, quelque chose du corps, quelque chose dans la tête. C'est une dépression solaire.

Le garçon de café au Sorbon, je sors pour fumer, il me prend le manteau des mains, je ne comprends pas tout de suite, il me l'ouvre pour que je l'enfile, comme dans les vieux films et dans la vieille vie, c'est d'une galanterie affolante, je dit "c'est vraiment trop gentil, merci beaucoup".

L'autre serveur qui me dit "c'est mignon d'être en cours et de mettre des petits coeurs comme ça, c'est pour le "par coeur"?
- même pas"
En fait je parlais de Monsieur Franck à ma soeur et je traçais des coeurs sur mon cours.
Il me demande aussi un sourire, que je lui donne volontiers même si je ne suis pas de ces visages qui irradient en souriant.

Terrasse d'une boulangerie (la meilleure) rue des Ecoles, je sirote un Ice Tea avec mon livre à côté de moi, un bel homme aux cheveux gris se poste à côté de moi sans bouger, je me retourne un peu troublée
- Excusez moi je pensais que c'était la première de couverture d'un livre de Chesterton
- Ah non c'est Goethe
- Il y a plein de jeunes romantiques solitaires qui se sont suicidés après cela
- Oui j'ai vu ça en lisant Barthes...mais vous inquiètez pas je ne me suiciderai pas
- Aujourd'hui ce serait plus possible, ce serait d'une ironie tellement féroce que les gens auraient peur qu'on se moque d'eux après leur suicide...Au revoir
- Au revoir.

J'attends Sophie dans le couloir et j'angoisse à l'idée de le croiser même dix secondes, je suis incompréhensiblement traversée de fureur, de fièvre, mes pensées sont moites, tout est distordus, les gens qui passent sont des figurants, il est le seul réel et il arrive. Et comme si ça ne suffisait pas j'ai Les Souffrances du jeune Werther dans les mains, lui qui se jette par terre, lève les mains au ciel, mouille de mille larmes la main de Charlotte, je me moque mais pour une jeune fille de 2010 je ne suis pas mieux, je suis malade et conne. Je colle mon oreille à la porte pour écouter le cours, pour retrouver ce discours caressant, en pensant qu'en un an je suis passée de l'autre côté de la porte, d'abord élève et maintenant exclue, gênante, touriste. Il parle avec son ton professoral d'étonnement permanent, bien articulé, il s'étonne à la place des élèves, pour eux, pour leur dire : ceci doit faire l'objet d'un étonnement. La sonnerie crie, la porte s'ouvre et annonce le flot d'élèves jusqu'à Sophie qui tient la porte et lui que je vois de dos derrière, pantalon marron, col roulé noir, veste noir, dans une attitude un peu insolente comme il lui arrive d'en avoir. J'aimerais qu'il se retourne, qu'il soit impatient de me voir, mais il traîne alors je boude et embarque Sophie loin de la porte mais pas non plus trop loin, je suis aimante et aimantée à lui. Silhouette adorée que je reconnais et que je chéris de dos, de profil, de face, dans l'absence aussi; mes joues me brûlent.

Si tu savais tout (Les femmes de mes amis)
- Hong SangSoo

lundi 10 mai 2010

Être étudiante et ce que j'en retiens (1?)

- quand je pensais que tout serait comme le premier semestre : chacun pour sa gueule, comment on pense la même chose à chaque nouvelle entrée dans un établissement scolaire.

- manquer de 10 ou de 5 centimes pour un café dans la machine.

- les flèches vertes pointées vers le haut, et les rouges pointées vers le bas des ascenseurs.


- M. Lelong et ses cours sur Descartes, est-ce qu'il me jettait des regards d'amour quand je le recroisais au deuxième semestre ?

- les cheveux de Popo la prof de méthodologie, mais aussi son visage, son parcours, sa robe kimono en soie, son "Tellement vrai!" quand je citais Pessoa dans une copie.

- tous les profs à oublier et qui s'oublieront parce que rien à retenir sinon leur statut de médiateur entre le savoir et nous.

- le panini bacon-chèvre

- Ce que je pensais des gens...avant de les connaître.

- le jour où j'ai couru derrière Cécilia pour lui poser devant elle un paquet chargé de chouquettes pour la motiver un jour de premier amphi matinal de sociologie, je lui avais dit quelques minutes avant que je n'avais pas eu le temps de les acheter et j'étais toute excitée de profiter de cette déception pour accroître son enthousiasme, c'est le truc facile du "je l'ai pas trouvé...mais si je l'ai!"

- Chaque jour vérifier ce que Tolbiac nous propose : La Croix ? Le Figaro ? Libération ?

- jeunes et beaux et peu sûrs d'eux-mêmes,
les chargés de TD en sociologie
on en ferait des poèmes.

- la fluide ligne 14, de Saint-Lazare à Tolbiac, parfois faire attention aux gens, le plus souvent tremper simplement dans ma lecture jusqu'au terminus.

- à quel point l'école était le moment de se renier soi-même; à quel point la fac permet une fidélité à soi-même, à ses goûts, pourvu qu'elle soit exercée dans les règles de la méthode philosophique / sociologique. Plus que ça : tout apport personnel vous avantage.

- le jour où j'ai insulté une nana, où j'ai répondu à la question "elle ressemble à quoi?" pour ensuite constater qu'elle était dans l'ascenseur avec moi.

- la Wifi au 14ème étage.

- à quel point les cours nous préservent d'une concurrence, même saine, entre étudiants.

- les amphi poético-sociologiques du premier semestre.

- une calme estime de moi-même aux souvenirs de certains devoirs bien notés.

- les Galeries Lafayette observées de long en large pour la sociologie les fins d'après-midi de décembre.

- le jour où l'on m'a expliqué le "désenchantement du monde".

- les GF Corpus quand il n'y avait plus le temps pour des lectures intégrales.

- le jour où je me suis perdue dans le quartier chinois en attendant l'amphi de sociologie, et comment je m'étais promise de revenir et de tout noter, je notais l'essentiel d'une écriture tremblante et en marchant, "les écriteaux bilingues où l'on en dit plus en chinois et où l'on abrège en français, quelque chose reste secret pour nous, comme dans les films où l'on ne traduit que le nécessaire."

- les premiers temps, le jour des inscriptions, vision paniquée de Tolbiac où je suivais à la lettre le trajet que l'on m'indiquait pour aller m'inscrire sans avoir encore assimiler "l'intelligence" du lieu, on va d'un point A à un point B sans penser, en faisant abstraction du reste pour ne pas être perturbé. Maintenant, l'habitude, la connaissance de tous les organes et de leurs enchaînements, j'ai réussi à connaître le lieu pour mieux l'oublier.

- le jour où je suis sortie d'un partiel de philosophie politique, toute seule à côté de la tour de béton de Tolbiac, amicale en ce que je nous concevais l'une à côté de l'autre, la grande tour pataude toisant la petite étudiante fatiguée un samedi sans enjeux, et inversement. Tout cela -ce bref instant d'intimité- au milieu de la grande ville qui m'attendait.

titre copié sur celui d'un roman d'Alexandre Lacroix "Être sur terre et ce que j'en retiens".