mercredi 30 juin 2010

"La nature de l'homme est "bonne" car il est oublieux, paresseux, crédule, superficiel.
Tous ces mots représentent les diverses facilités de nos "âmes" à laisser fuir leurs impressions et même leurs forces.
Heureuses facilités. Ce serait une redoutable engeance qu'une humanité douée de mémoire infaillible, d'activité toujours pressante, de présence d'esprit continuelle, de vigilance critique toujours armée.
Mais c'est donc un terrible avenir qui se prépare, car toutes ces méchantes vertus qui rendraient la vie dure à la vie, vont grandir et régner toujours plus dans le monde; - mais point sous forme humaine. La
machine et ce qu'elle exige obligeront les plus légers et les plus vagues et les contraidront à leur discipline. Elle enregistre, elle prévoit. Elle précise, elle durcit; elle exagère les pouvoirs de conservation et de prévision attachés aux êtres vivants, - dont elle tend à changer la durée capricieuse, les souvenirs incertains, l'avenir confus; les lendemains indéterminés, -en une sorte de présent identique, comparable à l'état stationnaire d'un moteur qui a atteint sa vitesse de régime..."
Tel Quel, Paul Valéry

En ce moment je me surprends à faire ce que je me fixais de faire : j'ai rédigé cette critique, j'ai vendu ces merdes sur Ebay, j'ai répondu à mes mails. Fugitive impression d'achevé que le flux de la vie (je ne mets aucun enthousiasme dans cette expression, c'est simplement le flux de la vie) viendra bouleverser. Ce qui me fait peur c'est quand je me demande : vers quoi tendent toutes ces petites actions sinon vers un Grand Rien?

La tristesse me rend réactive, un rien me touche et j'aime pleurer au cinéma, je demande à pleurer, quand le film est bien. J'ai dû trouver de toute urgence de quoi remplir mes journées à la maison, d'honnêtes occupations pouvant faire taire les fredonnements trop vrais de ma conscience. L'intelligence, la parole, l'art sont les remèdes, car seule un peu de vérité-beauté peuvent rivaliser avec sa propre vérité désespérée et obsédante.
Je m'entoure d'hommes artistes et de paroles, je commence au réveil avec la radio qui pénètre mes rêves et me donnent des pensées bizarres, des rêves de paroles qui me parcourent toute la journée. Ensuite je lis dans mon lit avec mon café au lait comme le boit Nanni Moretti dans ses films. Faute de pouvoir en copier l'exacte recette j'ai cherché à atteindre la même teinte un peu couleur carton, cela m'est possible parce qu'il le boit souvent dans des verres transparents. Ensuite soit je lis pendant quelques heures et j'entrecoupe ma lecture de radio, de musique, soit je regarde un film. Si je sors j'essaye de faire en sorte que ce soit le plus tard possible, la chaleur me déprime. Quand il fait un peu frais, un peu moins chaud, je vais au cinéma et je rentre, puis je traîne un peu sur internet, j'écris, je relis des blogs et quelques informations mais jamais trop, je regarde un film et je m'endors vers 4-5h. En ce moment je suis sur Robert Altman (il faut voir Short Cuts, Gosford Park, The long Goodbye) et Nanni Moretti (il faut voir Bianca, Aprile, Journal Intime, Sogni d'Oro, Ecce Bombo, Palombella Rossa, Je suis un autarcique, la Chambre du fils), deux réalisateurs que j'estime être les plus proches de moi, de mon coeur, de mon petit cerveau, et pourtant leur cinéma me frappe par leur originalité, leur étrangeté. Le génie est étrange, lointain et pourtant génial parce que proche, parce qu'il nous coupe la parole pour parler de nous, pour nous prolonger. Etrangeté et pourtant ressemblance, un peu comme trop se regarder dans le miroir : on finit par ne plus se reconnaître à force de se reconnaître, l'étrangeté est le semblable.

L'intelligence est amicale, elle console parce que sa solidité console, on peut compter sur elle, on sait qu'elle ne nous trompe pas et qu'elle est toujours disponible, dans un livre, dans une personne, en allumant la radio. Nous ne sommes pas en train de nous abrutir pour oublier, mais bien en train d'apprendre des choses, de rendre agréables soi-même et le monde. Il faut absolument lire Paul Valéry et ne discuter avec une personne que si une chaise est reservée à l'intelligence et aux vérités particulières: ce que j'appelle les interstices, c'est-à-dire la pensée en dehors des grands thèmes, la pensée quotidienne d'une intelligence.

Podcast : Le mardi des auteurs - Billy Wilder

lundi 28 juin 2010


Le ventilateur ronronne, c'est le nouveau silence. Je ne sors pas de son champ de vision et bouge seulement pour aller me faire du café ou me chercher une glace, je pourrais rester là longtemps, peut-être tout l'été. Internet m'offre tout, vu que je lis assez lentement de plus en ayant maintenant pris l'habitude de tout noter qui me vient de l'exigence de ma licence, j'ai de la lecture pour au moins trois ans.

Boulevard Saint Germain a quelques mètres l'une de l'autre on trouve la librairie de la Hune et un peu plus loin l'Ecume des pages, deux librairies qui ferment leur porte à 23 heures ou minuit même le dimanche. C'est ici que je me rends quand j'ai envie de voir des livres à des moments de la journée ou de la semaine où les autres librairies sont fermées. La Hune a ses plafonds très bas et tout y est à taille humaine et rassurante, tout est devant soi, il n'y a même pas à tendre le bras, la dernière étagère est à une tête au-dessus de moi. Ils font aussi des emballages cadeaux affreusement élégants, la plupart du temps les gens se fichent du papier qu'ils s'apprêtent à déchirer, mais quand vous offrez un livre provenant de la Hune, les gens remarquent et prennent comme une deuxième attention de votre part cet emballage élégant.
A son opposé je déteste les rayonnages de l'Ecume des pages où un tiers des auteurs sont littéralement inaccessibles à moins que vous n'ayez le courage de monter sur l'escabeau. Cela monte assez haut pour que vous ne puissiez même plus distinguer qu'il y a encore des livres en haut, à moins de s'éloigner pour en avoir une vue d'ensemble.
Je n'aime pas monter sur l'escabeau parce que je n'aime pas me faire remarquer et j'ai l'impression que grimper comme ça, se placer en hauteur par rapport aux clients "normaux" est d'une audace et d'une effronterie peu excusables. J'ai aussi toujours peur de tomber en arrière, la chaussure glisse ou je ne sais quoi, ça peut arriver, ça va arriver. Aussi il n'y a pas assez d'escabeaux, et je considère comme une autre prise de risque, une autre audace le fait d'aller en chercher un un peu plus loin. Le traîner par terre c'est se vouer à faire du bruit, le porter serait trop bizarre, on ne porte pas des choses, on ne fait pas d'efforts dans les librairies. Les librairies sont des lieux de délicatesse, de silence, de religiosité, donc on ne porte pas, on feuillette, on sent le livre, on passe son temps à faire des demi-gestes. Et puis bien sûr, comme si ça ne suffisait pas, la plupart des auteurs que je cherche sont toujours inaccessibles. Je sais que si vous cherchez un auteur en K ce n'est même pas la peine de se déplacer, je voulais Kant et Kerouac mais je ne voulais pas de l'escabeau, alors je suis repartie avec des livres qu'au premier abord je ne voulais même pas.

The Shangri-Las - Out in the streets

vendredi 25 juin 2010


Je me rendais compte qu'arriver au bout d'une journée c'était toujours arriver au bout de conclusions dures à supporter et, dans la solitude d'une fin de soirée, impossibles à partager. En rentrant de mes journées j'arrivais en bas de chez moi dans un piteux état et dans un geste lourd je sortais mes clés. J'aurais aimé que ma famille soit réveillée pour me faire oublier, dans le fourmillement de son activité inconsciente, toutes ces pensées que je ramenais de la ville. C'était toujours en arriver à l'aigre sentiment de son infinie solitude, d'une solitude dangereuse en ce qu'elle cherche toujours à creuser plus profond en elle, cherchant d'autres ressources pour s'apitoyer et trouvant toujours. Dormir devenait alors un ravissement qui n'étanchait pas seulement ma fatigue mais aussi ma profonde mélancolie, le sentiment sombre de ma propre existence, trop dur à porter, trop lucide, comme un plat trop chaud, insupportable à tenir et qu'on ne pourrait lâcher. Je comprenais et j'étais reconnaissant envers la personne qui avait décidé de découper la vie en morceau de journées comme pour faire proportionnellement alterner violence et douceur, aigreur et réconfort. Et avant de sombrer, dans un dernier geste de détresse j'étreignais un peu plus ma couverture. Je ne sais pas si je m'endormais en larmes mais il m'avait semblé que j'aurais pu.

vendredi 18 juin 2010

"Hyper-présence de l'absence"


nous sommes dans l'amphithéâtre Bachelard à la Sorbonne pour un colloque sur la filière littéraire auquel MF nous a conviées. Juliette voulait et cherchait un café, elle avait l'impression qu'il était neuf heures du matin et je peux dire que moi aussi j'avais cette impression. La ville Paris avait quelque chose de lavé, de neuf, comme quand on sort d'une nuit du Champo et que le ciel blanc rend la ville blanche et qu'on croise les éboueurs et que le ciel se reflète aussi sur les trottoirs mouillés et que le mouvement n'est pas la encore la loi. Il y avait MF et plusieurs professeurs de philosophie et de lettres et nous étions les trois seules étudiantes et si Monsieur Franck ne savait pas qui on était on ne se serait pas senties à notre place. Il légitimait notre présence, il aurait pu répondre à quelqu'un qui nous aurait prises pour des intruses "laissez, je les connais, elles sont avec moi". On était avec lui. Avant que le colloque ne commence il a sorti son Ipad sur la table puis il l'a remis dans son sac mais on avait déjà tout vu et cela confirmait sa folle passion pour les trucs Apple. J'éprouvais le besoin qu'il m'explique, il aime bien ces trucs mais il pourrait bien sûr les abandonner si sa vie (ou la mienne) en dépendait, c'est le principal. MC ma prof de littérature était là. Je la croise souvent au lycée quand j'y retourne pour donner un cours à Sophie, mais ce n'est jamais le moment pour les retrouvailles et elle ne me remarque jamais. Il y a mille façons de ne pas remarquer une personne, intentionnellement ou pas. Je redoute le jour où elle me demandera ce que je deviens, je la crains alors qu'elle ne m'impressionne pas ou alors pour de mauvaises raisons, elle est juste sévère et peut-être aussi sévère dans ses jugements. Elle n'avait pas l'air contente d'être ici et avant même que cela commence je la sentais désolidarisée, renfrognée, au fond de l'amphi, enfoncée dans son manteau et je me sentais fautive. Au fond elle pouvait bien partir, on ne peut pas être responsable de tout le monde et c'est un soulagement de se le rappeler.
Très vite Juliette m'a prévenue qu'elle s'était endormie "ta prof dort", et je l'ai vue les bras croisés avec ses lunettes de soleil sur le nez, ce qui rendait plus gros ce qu'elle désirait cacher. Je n'aurais jamais osé faire, mais peut-être que plus on vieillit et plus on arrive à vite s'endormir mais seulement une fois qu'on a compris le monde.Alors qu'à 19 ans, mon fol âge tout est encore assez neuf pour moi, c'est à dire, digne d'intérêt, digne d'existence. Je me souviens qu'en 5ème j'étais très bête et à cette même époque je dormais ouvertement en classe et vraiment très bien. Le réveil du prof était exquis et la récréation brutale, je ne pensais pas encore au monde ni à la politesse, au fait que l'on pouvait toujours se retenir de faire quelque chose, se retenir de dormir.

Quand on voulait se parler on gribouillait sur la feuille de présentation du colloque jusqu'à ce qu'il ne reste plus de place. Tout y passait et plus le temps filait et plus nous devenions attentives à la géographie du lieu, à qui s'était placé comment et qui était le prof de droit, le directeur de l'APPEP, la directrice de la Maison des Ecrivains, qui se comportait mal, qui nous aimions, qui nous ne "sentions pas". Avec peu de temps nous ne pouvons que finir par adopter une forme de manichéisme où le monde se range soit du côté du bien soit du côté du mal. Nous avons passé quatre heures dans cet amphi, en dehors du monde mais parlant de lui ou écoutant d'une manière tout à fait engagée. MF orchestrait tout, faisait des transitions rigolotes entre chaque intervenant. Il était à l'aise dans son introduction du colloque, et une fois que la parole ne lui appartenait plus, mal à l'aise, il a bien mis quelques minutes avant de se trouver un non-comportement, avant d'oublier son corps et de se rendre immobile, attentif, prêt à être percé par nos regards.

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Pour moins souffrir, se raisonner et se dire sans ambitions car sans potentiel, pour ne pas vivre d'ambitions déçues. Et alors notre existence par nature ambitieuse ne dépasse pas les limites de notre petit corps là ou précédemment il m'arrivait de ne plus penser à ces limites, de me croire illimitée. Pourtant ce corps, minuscule et vite fatigué, me rappelle aux limites de mon esprit, de mon utilité, de mes capacités, de mes bienfaits sur les autres.
Je ne sers encore à pas grand chose et mon existence ne fait pas grand plaisir, elle ne sauve pas encore. Ce que je reprochais aux autres je le fais tout autant : je ne vis que pour moi comme le corps ne mange que pour lui, et c'est déjà bien fatigant. De plus, je n'apprends rien à personne mais suis perpétuellement en train d'apprendre, et quand je n'apprends pas j'oublie. Et si j'étais médiocre? Ce n'est pas humblement que je me le demande, mais c'est pour moi la fin du monde d'y répondre par "oui forcément", car je dois m'aimer trop, me "valider", pour un tant soi peu avoir la prétention de progresser.

Dans le métro j'aime les strapontins isolés qui ne fonctionnent pas par couple (il y en a beaucoup sur la ligne 14), je les aime parce que je sens que je peux m'y établir, presque y travailler. J
'ai pendant le moment du voyage un repos solitaire et assuré, je suis assise et il est presque impossible pour moi de retrouver la position verticale, à moins que je ne
cède poliment ma place à plus faible que moi.

Je venais d'avoir un peu d'argent et il me fallait d'urgence de la musique, trop écouté Bryan Ferry et Billy Idol. Je n'ai aucune idée de ce qui peut se faire de bien maintenant. La nouveauté me fatigue, l'agitation autour d'un groupe me dégoûte, j'aime chercher ce qu'on ne cherche plus, j'aime prendre ce qui est délaissé. Je n'ai pas envie de chercher et je parcoure patiemment l'alphabet des groupes chez Gibert Joseph, je prends des trucs en occasion que je veux depuis longtemps, Fiery Furnaces, Shangri-Las, Modern Lovers et en moins de vingt minutes je me retrouve déjà presque à sec, devant refaire attention, moi qui frétillait à l'idée de retrouver un relatif confort financier.
Le lendemain matin j'écoute ma compile des Shangri-las dans mon lit, le son très fort, le genre de compile cheap importée des Etats-Unis avec un artwork digne de mes meilleurs travaux Paint de CM2, le plus souvent composé de trois CD contenant chacun peu de titres. J'étais ravie d'entendre raisonner plus sérieusement, plus en détail, les titres déjà écoutés dans une qualité médiocre et peu propice à l'émotion. J'étais allongée sur le ventre, Emile ne voulait pas prendre son petit déjeuner tout seul et je venais de prendre le mien. Il est donc venu avec son bol de céréales et s'est assis en face de moi pour mastiquer, il aime bien être avec moi pour une raison très forte mais qui ne s'explique pas, je chantais mollement "It's easier to cry" il a dit "elle est bien cette chanson". C'était un moment vite évanoui mais un moment doux.

L'élégance de certains jeunes hommes de la rue Champollion me ravit, ils sont beaux et ils vont au cinéma et c'est une élégance légère, encore un peu sportive, on a envie de les aborder, ils ont l'air gentil et intimidant.
Par contre, les hommes en costumes de la ligne 1 et 14 me foutent la gerbe. Je ne cherche pas à savoir, je me dis seulement et bêtement "ils ont vendu leur âme au diable". Ils sont des provocations aux yeux de la vie.

MF qui ne répond pas à un mail, l'attente se fait pressante et peu à peu je comprends qu'il ne répondra pas et que c'est infiniment triste, symptomatique de son désintérêt total pour moi. Le désespoir est entier et je décide sereinement mais avec une rancoeur et une haine de moi-même profonde de réformer mon sentiment. Je sais à présent qu'il ne m'aimera jamais et que je l'aimerai toujours, du moins son souvenir sera assez puissant (forcément) pour que j'en éprouve à tout jamais une amère nostalgie. Donc, je ne dois plus rien attendre de lui et ne pas prendre ce qu'il me donne pour le signe d'un don plus grand qui arriverait encore et toujours jusqu'à l'accomplissement du couple. Je l'aime et je dois porter ce manque en moi comme s'il était quelque chose de positif, une énergie. MF m'a mise hors de moi, aujourd'hui je dois changer, et peut-être qu'en changeant, qu'en fuyant par résignation, il finira par m'apprécier, par m'aimer pour ce qu'il comprend de moi dans cet effacement mature et sacrificiel.
J'en reviens à ce mouvement de modestie décrit précédemment qui m'invite à reconnaître mes limites (je ne peux pas être aimée par certaines personnes) et me tourne le plus souvent vers l'austérité de la lecture et une irritation pour tout (une dépression) puisque je m'annonce vaincue devant un monde plus fort que moi; je me laisse affecter en signe de soumission.
Je ne le reverrai pas avant octobre, à moi de décider si cela sera invivable. Le manque est insoutenable quand il se sait en passe d'être comblé, mais quand il ne le sera jamais il est obligé de muer (parce que c'est juste intenable) et de passer du manque comme problème au manque comme fait.

mardi 1 juin 2010

"les couleurs irrécupérables du ciel"



ma mère qui appelle sur mon portable pour qu'on aille lui éteindre la lumière
dans sa chambre parce qu'elle est fatiguée. Ne sachant pas qui doit se déranger
pour y aller et nous installant dans notre humour particulier et familial nous
nous y rendons à trois en gloussant.


Force d'une famille: complicité
parfaite entre ses membres, complicité qui ne se pose même plus de question sur
elle-même, qui n'est pas réflexive, qui est simplement là comme un flux évident
entre nous, le bordel de nos chambres, nos pyjamas dépareillés et nos gros mots
qui vont trop loin. La famille est une honteuse intimité que nous ne montrons
jamais, nous sommes nous-mêmes, nous ne sommes plus jugé (ou alors sur un mode plus
essentiel), nous ne faisons pas d'effort pour être jugé.
Il ne s'agit pas d'un amour inconditionnel que rien
n'arrête, seulement de la banalité rassurante de la connivence et qui guérit de
tout ce qu'il y a de fatigant dans une vie dans la société: l'ambition,
l'incompréhension, l'effort que l'on fournit pour s'intégrer. Tout le monde a
besoin du moment familial, même s'il est terne, mou et sans enjeux, il est d'une
tranquillité inespérée et dont on prend rarement conscience.

Ce que je me dis de cette période
de ma vie, c'est que je suis tranquille. Mais ma tranquillité est en sursis alors
par prudence je ne me risque à rien d'autres qu'à marcher, à aller dans les
cafés, au cinéma, pas peur de la perdre, par lâcheté. J'aime m'arrêter,
m'asseoir, pour mieux la ressentir et l'éprouver au fond du corps. Parfois je
m'en éloigne pour des corvées sociales ou autres, mais c'est pour mieux la
retrouver, me jeter sur elle et me couvrir de ses bras énormes et gras et
lourds.


Juliette : le café ça réveille pas. T'as vu la taille du café? T'as vu la taille de ton corps?
- Ouais mais...t'as vu la taille d'une balle?
Ah ouais si tu le prends comme ça...

Ne rien penser, ne rien
entreprendre dans un état de fatigue car tout s'avère être désespéré. On
projette la lourdeur de son corps et de ses paupières sur tout ce sur quoi on se
risque à réfléchir. Tout à l'heure dans le train j'éprouvais une fatigue
maximale et je regardais le cou d'une vieille dame aux cheveux très courts et
qui se tenait droite et qui avait quelque chose d'imbécile au niveau même du
cou, j'aurais voulu la tuer, j'aurais pu tuer tout le monde si je n'étais pas
aussi fatiguée. J'avais un livre entre les mains avec des termes grecs absurdes
et je me disais "lourdeur des livres, ce n'est que du blabla, à quoi servent les
livres, je ne lirai plus jamais de ma vie, trop d'écrivains, trop de mots, trop
de fatigue". La fatigue est un état de de dangereux cynisme ou tout est
requestionné et rendu absurde, il faut aller dormir.

Pas beaucoup
d'alternatives au mot "chef-d'oeuvre", à la phrase "c'est un chef-d'oeuvre" qui
cristallise beaucoup de ressentis, qui vient conclure beaucoup de choses. "C'est
le meilleur film du monde" peut-être.

Un jour en allant m'acheter des
chaussures, je me suis vue dans le miroir de la boutique et je me suis trouvée
extrêmement blanche. Je n'ai jamais passé autant de temps sans le maquillage du
bronzage, je découvre enfin ma vraie peau, un peu verte, un peu malade, c'est
bien moi. Le pire c'est au niveau des bras.
Si elle pouvait ma peau tousserait, s'enrhumerait.

Anne-Laure qui me demande
des nouvelles de Monsieur Franck : "alors ça en est où?". Je fais très vite le
tri dans ma tête de ce qui peut être dit et de ce qui n'en vaut pas la peine,
qui est micro-intéressant, donc qui ne l'est qu'à mes yeux. Je finis par
raconter trois choses que je trouve finalement assez pauvres et peu
intéressantes mais il fallait que je réponde. En m'obligeant à sélectionner,
force est de constater qu'en fait il ne se passe rien, que la moitié des
événements est à jeter au regard d'une personne normale, je reste engluée dans
ces non-événements à demi hallucinés, à demi exagérés.

L'autre jour avec
Juliette, nous sommes sorties complètement sonnées de la salle de cinéma après
ce chef-d'oeuvre, ce "miracle" comme elle dit qu'est La nuit de l'iguane de John
Huston. Certains films nous mènent au bord de l'aveuglement tellement toutes
sortes de beauté, d'objets de surprise s'entremêlent et sont permis par la
parole, l'image en mouvement (qui permet cet autre miracle de la gestuelle, du
tableau en mouvement, vraiment) et les séductions inhérentes aux deux parlant à la
fois au coeur et à l'intelligence. Parfois le ravissement ultime, la révélation
divine : parole et image se rejoignent dans un sommet de perfection. Le coeur
déborde, l'intelligence bave.

L'audace déchirante qu'il infuse dans son cinéma (le plan hypnotique dans Quand la ville dort: le rutilant acteur au téléphone tenant dans sa main l'escarpin de Marylin Monroe et le questionnant comme on questionnerait la féminité, le gros plan sur les yeux de l'actrice avec un oeil sans faux-cils et l'autre avec, la quasi-totalité des Désaxés, etc.)
les digressions visuelles, c'est-à-dire le saut risqué et qualitatif qui fait passer
le réel du côté du génial, du sublime et de l'enfance. L'action devient sans utilité pour l'histoire, elle tourne à vide pour pouvoir être contemplée, voilà ce qui plaît au cinéma: ce qu'on ne s'explique pas. L'audace est toujours de l'ordre de l'enfance, d'une forme d'inconséquence prise en un sens positif. Elle est aussi insolente puisqu'elle ne se
so
ucie plus de séduire mais justement s'émancipe un moment du jugement caressant du spectateur pour lui permettre de l'emmener plus loin. Que faire après un film pareil (sinon aller chercher des
pièces de Tennessee Williams dont le film est une adaptation), que vivre,
absolument tout y était. Et je lui disais "tu nous revois avant la séance, on
hésitait encore à y aller". Tranquilles, déjeunant innocemment, alors qu'à
présent l'évidence de la rencontre nous frappait, "j'ai vu, je sais", voilà ce
qui roulait à présent dans nos têtes.
Tout ce qui est fait pour nous et que l'on rate.


photo : La nuit de l'iguane de John Huston
titre : Fictions de Borges