vendredi 18 juin 2010

"Hyper-présence de l'absence"


nous sommes dans l'amphithéâtre Bachelard à la Sorbonne pour un colloque sur la filière littéraire auquel MF nous a conviées. Juliette voulait et cherchait un café, elle avait l'impression qu'il était neuf heures du matin et je peux dire que moi aussi j'avais cette impression. La ville Paris avait quelque chose de lavé, de neuf, comme quand on sort d'une nuit du Champo et que le ciel blanc rend la ville blanche et qu'on croise les éboueurs et que le ciel se reflète aussi sur les trottoirs mouillés et que le mouvement n'est pas la encore la loi. Il y avait MF et plusieurs professeurs de philosophie et de lettres et nous étions les trois seules étudiantes et si Monsieur Franck ne savait pas qui on était on ne se serait pas senties à notre place. Il légitimait notre présence, il aurait pu répondre à quelqu'un qui nous aurait prises pour des intruses "laissez, je les connais, elles sont avec moi". On était avec lui. Avant que le colloque ne commence il a sorti son Ipad sur la table puis il l'a remis dans son sac mais on avait déjà tout vu et cela confirmait sa folle passion pour les trucs Apple. J'éprouvais le besoin qu'il m'explique, il aime bien ces trucs mais il pourrait bien sûr les abandonner si sa vie (ou la mienne) en dépendait, c'est le principal. MC ma prof de littérature était là. Je la croise souvent au lycée quand j'y retourne pour donner un cours à Sophie, mais ce n'est jamais le moment pour les retrouvailles et elle ne me remarque jamais. Il y a mille façons de ne pas remarquer une personne, intentionnellement ou pas. Je redoute le jour où elle me demandera ce que je deviens, je la crains alors qu'elle ne m'impressionne pas ou alors pour de mauvaises raisons, elle est juste sévère et peut-être aussi sévère dans ses jugements. Elle n'avait pas l'air contente d'être ici et avant même que cela commence je la sentais désolidarisée, renfrognée, au fond de l'amphi, enfoncée dans son manteau et je me sentais fautive. Au fond elle pouvait bien partir, on ne peut pas être responsable de tout le monde et c'est un soulagement de se le rappeler.
Très vite Juliette m'a prévenue qu'elle s'était endormie "ta prof dort", et je l'ai vue les bras croisés avec ses lunettes de soleil sur le nez, ce qui rendait plus gros ce qu'elle désirait cacher. Je n'aurais jamais osé faire, mais peut-être que plus on vieillit et plus on arrive à vite s'endormir mais seulement une fois qu'on a compris le monde.Alors qu'à 19 ans, mon fol âge tout est encore assez neuf pour moi, c'est à dire, digne d'intérêt, digne d'existence. Je me souviens qu'en 5ème j'étais très bête et à cette même époque je dormais ouvertement en classe et vraiment très bien. Le réveil du prof était exquis et la récréation brutale, je ne pensais pas encore au monde ni à la politesse, au fait que l'on pouvait toujours se retenir de faire quelque chose, se retenir de dormir.

Quand on voulait se parler on gribouillait sur la feuille de présentation du colloque jusqu'à ce qu'il ne reste plus de place. Tout y passait et plus le temps filait et plus nous devenions attentives à la géographie du lieu, à qui s'était placé comment et qui était le prof de droit, le directeur de l'APPEP, la directrice de la Maison des Ecrivains, qui se comportait mal, qui nous aimions, qui nous ne "sentions pas". Avec peu de temps nous ne pouvons que finir par adopter une forme de manichéisme où le monde se range soit du côté du bien soit du côté du mal. Nous avons passé quatre heures dans cet amphi, en dehors du monde mais parlant de lui ou écoutant d'une manière tout à fait engagée. MF orchestrait tout, faisait des transitions rigolotes entre chaque intervenant. Il était à l'aise dans son introduction du colloque, et une fois que la parole ne lui appartenait plus, mal à l'aise, il a bien mis quelques minutes avant de se trouver un non-comportement, avant d'oublier son corps et de se rendre immobile, attentif, prêt à être percé par nos regards.

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Pour moins souffrir, se raisonner et se dire sans ambitions car sans potentiel, pour ne pas vivre d'ambitions déçues. Et alors notre existence par nature ambitieuse ne dépasse pas les limites de notre petit corps là ou précédemment il m'arrivait de ne plus penser à ces limites, de me croire illimitée. Pourtant ce corps, minuscule et vite fatigué, me rappelle aux limites de mon esprit, de mon utilité, de mes capacités, de mes bienfaits sur les autres.
Je ne sers encore à pas grand chose et mon existence ne fait pas grand plaisir, elle ne sauve pas encore. Ce que je reprochais aux autres je le fais tout autant : je ne vis que pour moi comme le corps ne mange que pour lui, et c'est déjà bien fatigant. De plus, je n'apprends rien à personne mais suis perpétuellement en train d'apprendre, et quand je n'apprends pas j'oublie. Et si j'étais médiocre? Ce n'est pas humblement que je me le demande, mais c'est pour moi la fin du monde d'y répondre par "oui forcément", car je dois m'aimer trop, me "valider", pour un tant soi peu avoir la prétention de progresser.

Dans le métro j'aime les strapontins isolés qui ne fonctionnent pas par couple (il y en a beaucoup sur la ligne 14), je les aime parce que je sens que je peux m'y établir, presque y travailler. J
'ai pendant le moment du voyage un repos solitaire et assuré, je suis assise et il est presque impossible pour moi de retrouver la position verticale, à moins que je ne
cède poliment ma place à plus faible que moi.

Je venais d'avoir un peu d'argent et il me fallait d'urgence de la musique, trop écouté Bryan Ferry et Billy Idol. Je n'ai aucune idée de ce qui peut se faire de bien maintenant. La nouveauté me fatigue, l'agitation autour d'un groupe me dégoûte, j'aime chercher ce qu'on ne cherche plus, j'aime prendre ce qui est délaissé. Je n'ai pas envie de chercher et je parcoure patiemment l'alphabet des groupes chez Gibert Joseph, je prends des trucs en occasion que je veux depuis longtemps, Fiery Furnaces, Shangri-Las, Modern Lovers et en moins de vingt minutes je me retrouve déjà presque à sec, devant refaire attention, moi qui frétillait à l'idée de retrouver un relatif confort financier.
Le lendemain matin j'écoute ma compile des Shangri-las dans mon lit, le son très fort, le genre de compile cheap importée des Etats-Unis avec un artwork digne de mes meilleurs travaux Paint de CM2, le plus souvent composé de trois CD contenant chacun peu de titres. J'étais ravie d'entendre raisonner plus sérieusement, plus en détail, les titres déjà écoutés dans une qualité médiocre et peu propice à l'émotion. J'étais allongée sur le ventre, Emile ne voulait pas prendre son petit déjeuner tout seul et je venais de prendre le mien. Il est donc venu avec son bol de céréales et s'est assis en face de moi pour mastiquer, il aime bien être avec moi pour une raison très forte mais qui ne s'explique pas, je chantais mollement "It's easier to cry" il a dit "elle est bien cette chanson". C'était un moment vite évanoui mais un moment doux.

L'élégance de certains jeunes hommes de la rue Champollion me ravit, ils sont beaux et ils vont au cinéma et c'est une élégance légère, encore un peu sportive, on a envie de les aborder, ils ont l'air gentil et intimidant.
Par contre, les hommes en costumes de la ligne 1 et 14 me foutent la gerbe. Je ne cherche pas à savoir, je me dis seulement et bêtement "ils ont vendu leur âme au diable". Ils sont des provocations aux yeux de la vie.

MF qui ne répond pas à un mail, l'attente se fait pressante et peu à peu je comprends qu'il ne répondra pas et que c'est infiniment triste, symptomatique de son désintérêt total pour moi. Le désespoir est entier et je décide sereinement mais avec une rancoeur et une haine de moi-même profonde de réformer mon sentiment. Je sais à présent qu'il ne m'aimera jamais et que je l'aimerai toujours, du moins son souvenir sera assez puissant (forcément) pour que j'en éprouve à tout jamais une amère nostalgie. Donc, je ne dois plus rien attendre de lui et ne pas prendre ce qu'il me donne pour le signe d'un don plus grand qui arriverait encore et toujours jusqu'à l'accomplissement du couple. Je l'aime et je dois porter ce manque en moi comme s'il était quelque chose de positif, une énergie. MF m'a mise hors de moi, aujourd'hui je dois changer, et peut-être qu'en changeant, qu'en fuyant par résignation, il finira par m'apprécier, par m'aimer pour ce qu'il comprend de moi dans cet effacement mature et sacrificiel.
J'en reviens à ce mouvement de modestie décrit précédemment qui m'invite à reconnaître mes limites (je ne peux pas être aimée par certaines personnes) et me tourne le plus souvent vers l'austérité de la lecture et une irritation pour tout (une dépression) puisque je m'annonce vaincue devant un monde plus fort que moi; je me laisse affecter en signe de soumission.
Je ne le reverrai pas avant octobre, à moi de décider si cela sera invivable. Le manque est insoutenable quand il se sait en passe d'être comblé, mais quand il ne le sera jamais il est obligé de muer (parce que c'est juste intenable) et de passer du manque comme problème au manque comme fait.

1 commentaire:

NM a dit…

Salut.

Je suis tombée sur votre page un peu par hasard (en recherchant des infos sur Virginia Woolf, je crois). Généralement, on lit puis on passe à autre chose. Juste pour vous dire que c'était cool de vous lire.

Et je viens de voir que vous étiez (êtes?) étudiante en philo. Drôle, je l'étais aussi, avant.

Eh bien, nous ne connaîtrons donc pas la suite concernant ce MF..?

Bonne soirée,
NM