mercredi 26 janvier 2011

Identification d'un homme




Il y a quelquefois dans les personnes ou dans les choses un charme invisible,
une grâce naturelle qu’on n’a pu définir, et qu’on a été forcé d’appeler le je ne sais
quoi. Il me semble que c’est un effet principalement fondé sur la surprise. Nous
sommes touchés de ce qu’une personne nous plaît plus qu’elle ne nous a paru
d’abord devoir nous plaire ; et nous sommes agréablement surpris de ce qu’elle a
su vaincre des défauts que nos yeux nous montrent, et que le coeur ne croit plus.
Les grâces se trouvent plus ordinairement dans l’esprit que dans le visage : car
un beau visage paraît d’abord, et ne cache presque rien ; mais l’esprit ne se montre
que peu à peu, que quand il veut, et autant qu’il veut ; il peut se cacher pour paraître,
et donner cette espèce de surprise qui fait les grâces. [...]
Les grâces se trouvent moins dans les traits du visage que dans les manières ;
car les manières naissent à chaque instant, et peuvent à tous les momens créer
des surprises : en un mot, une femme ne peut guère être belle que d’une façon ;
mais elle est jolie de cent mille. [...]
Lorsque vous dites des choses qui vous ont coûté, vous pouvez bien faire voir
que vous avez de l’esprit, et non pas des grâces dans l’esprit. Pour le faire voir,
il faut que vous ne le voyiez pas vous-même, et que les autres, à qui d’ailleurs
quelque chose de naïf et de simple en vous ne promettait rien de cela, soient doucement
surpris de s’en apercevoir.
Ainsi les grâces ne s’acquièrent point : pour en avoir il faut être naïf.Mais comment
peut-on travailler à être naïf ?"
Essai sur le goût - Montesquieu

"Aujourd'hui encore je n'attends rien que de ma seule disponibilité, que de cette soif d'errer à la rencontre de tout, dont je m'assure qu'elle me maintient en communication mystérieuse avec les autres êtres disponibles, comme si nous étions appelés à nous réunir soudain. J'aimerais que ma vie ne laissât après elle d'autre murmure que celui d'une chanson de guetteur, d'une chanson pour tromper l'attente. Indépendamment de ce qui arrive, n'arrive pas, c'est l'attente qui est magnifique."
L'amour fou - André Breton

"Sublimer n'est pas idéaliser l'autre, comme il est, avec ses défauts, gigantesques, vous voyez quels ils sont - la laideur, chez l'autre, et c'est pourquoi il prend les devants, elle les prend, c'est ce qu'il y a de plus facile à mettre, dans l'amour, en exergue. [...] Sublimer, c'est très simple à comprendre, c'est jouir le plus, de tout, sans avoir à satisfaire, physiquement, le "besoin" dit "sexuel" - c'est ça sublimer. Pourquoi alors votre histoire a-t-elle tourné à l'aigre? Excellente question. Parce que c'est pareil. La catastrophe et l'hystérie amoureuses sont le même problème que la sublimation - qui est celui de l'éternisation de la jouissance. Cette dernière est la définition de l'amour. Il s'agit de ne pas comprendre de travers: éterniser la jouissance, c'est là où ça devient épineux, c'est en soi impossible: donc plus il y a de "jouissance" repérée, plus il y a de l'amour, et plus elle est presque impossible à éterniser. C'est pourquoi l'amour ne marche presque jamais, dans la plupart des cas. L'amour est ce qui ne se répète pas. Il est le contraire, à ce titre, de la jouissance, qui est ce qui, étant précaire, se répète cependant, exige la répétition, veut se répéter, tellement c'est "bon". L'amour est une jouissance qui ne se répète pas."
L'essence n de l'amour - Mehdi Belhaj Kacem



Une fois le cours terminé (vous finissez par les trouver tous ennuyeux) votre corps est craché rue de Tolbiac et il vous reste à vous mouvoir par vous même, préoccupée par votre inoccupation. Il y a le cinéma et la lecture, c'est absolument tout ce qu'il vous reste, et dans votre tête, une fois jetée dans la ville (vous êtes une bille de flipper) vous ne pensez plus qu'en ces termes "ciné/livre?" c'est même plus rapide que ça, vous vous visualisez la rue Champollion = cinéma ou le Sorbon ou votre lit = la lecture. Le seul projet commun auquel vous vous attelez avec vos amis restent vos innombrables discussions, ça c'est encore possible, ça peut s'improviser, vous êtes une incapable mais il est encore possible que vous fassiez preuve d'enthousiasme pour faire tourner une conversation, c'est encore l'unique lien, l'unique et authentique interaction qui subsiste entre vous et les autres, la discussion est fondamentalement consolation. En dehors de ça vous êtes fâchée avec absolument tout. Sentir que tout est tragique dès quatorze heures c'est en quelque sorte être perdu, et de même que l'on demande "est-ce que tu sais nager?" il faudrait pouvoir demander "est-ce que tu sais vivre?", parce que vous ne comprenez pas trop comment ça marche, cette simplicité élaborée du quotidien vous sidère. Petite, être adulte se résumait à avoir son permis de conduire, apprendre à gérer la paperasse, car le monde des factures et des enveloppes impersonnelles avait l'air mystérieusement compliqué, acheter de l'électroménager, avoir des amis comme on a des évidences, et puis les noms pour les enfants, les visites médicales, faire ses propres courses, bref tout ce que maman et papa pouvaient faire et que vous ne faisiez pas il suffisait de noter cet écart. Tout semblait être une pente douce et inexorable vers l'âge adulte, à présent tout se résume en une série de choix qui vous éloignent un peu plus tous les jours du reste du monde, de l'adulte comme vous l'envisagiez au départ. Vous avez choisi un certain type de vie extrêmement identifiable et qui laisse toute sa place à la souffrance. Vous vous faites l'effet d'un être humain, d'un être adulte tronqué, amoindri, faible et incapable de rien d'autres que d'avoir des pensées sur les choses, un point de vue, une conscience qui mange de tout et qui souffre de tout parce que vous y avez travaillé; mais attention, peut-être que c'est déjà pas mal. Il reste peut-être une chose à laquelle vous pouvez toujours essayer de croire: au fait que N., ce jeune homme que vous aimez bien, risque de sortir fumer dehors, qu'il est là à la fac en même temps que vous, voilà ce qui vous galvaniserait, vous en êtes à ce genre de détails-là, vous vivez sous l'empire des petits plaisirs frénétiques, répétés jusqu'à plus soif. Voilà ce qui
vous dit encore, à 19 ans, un mercredi à la fac, voilà la question que vous aimeriez sortir de vos lèvres "qui es-tu N.?" et le laps de temps qui vous sépare des moyens par lesquels vous arriverez à avoir votre réponse vous parcoure le corps d'un tremblement électrique, le tremblement impatient de l'attente, l'attente comme étant le refus d'attendre plus longtemps mais vous sentez bien ce qui se trame sous la peau de l'attente: au fond vous ne rêvez que d'attendre. Pour le moment son opacité vous agresse mais vous adorez ça, vous adorez le fait de ne pas encore savoir par où on y rentre et par où on en sort, vous adorez le fait de ne pas encore le mépriser, vous vous étonnez d'être encore capable d'émerveillement puérile, vous pensiez être morte et en réalité vous êtes une groupie.
Vous aviez réduit pas mal de personnes à un certain rôle, c'est plus commode et c'est la condition de votre santé mentale. Il y a vos amis que vous aimez beaucoup, qui font la liaison entre vous et le monde, et le reste dont vous vous méfiez. Mais lui, dès le début, s'est présenté à vous comme un genre de promesse bien précis, vous la reconnaissez, c'est toujours la même, c'est un ailleurs qui ne dit pas son nom, qui prend les traits d'un jeune homme discret, et qui vit normalement, dans cette normalité bouffée par la grâce. Ce qui vous bouleverse ce sont les gens qui sont à leur place, qui vivent élégamment d'une existence riche et sobre, comme l'on vivrait sur la pointe des pieds pour ne réveiller personne surtout pas l'ordre du monde. Sa discrétion, son absence d'exubérance était la condition de votre rencontre, cela a demandé du temps mais vous l'avez cueilli à même sa place
Habituellement vous ne croyez pas à ce que crient les corps et les visages: ils crient leur singularité, rebelles à vos moules conceptuels, mais vous avez depuis longtemps tout nivelé. Là c'est différent, depuis le temps vous êtes consciente que ce béguin est un choix, vous avez choisi la surprise, vous vous ennuyiez en cours et vous l'avez remarqué comme on dirait "pourquoi pas".Vous avez appris à jouir de sa seule présence, vous vous figurez mentalement le poids de son existence, qui hier ne pesait rien. Un jour il est venu vous parler, sortie de partiel d'informatique, vous étiez les premiers à sortir et il est venu vers vous sans prétexte vous parler, c'était la première fois que ça vous arrivait, ce "je vais te parler, à toi, et pas pour te demander du feu", vous vous souvenez des détails, c'était d'ailleurs une série de détails: il marchait nonchalamment devant vous et vous aviez décidé de le fixer, de soutenir son regard à titre d'invitation. Votre timidité, cette incapacité à rentrer dans le vif du sujet (autant les couples dans les films y entrent trop précipitamment autant vous n'y entrez jamais), vos propos n'étaient rien d'autres que le mode sur lequel s'énonce votre timidité, votre absence d'habitude à entrer dans ces jeux-là, c'était votre solitude, la plus inavouable, qui essayait d'articuler des mots: tu te racontes, je me raconte, chacun son tour, nous trouvons notre rythme, le rythme de la jouissance parlée, la dévoration corsetée. Plus vous y pensez plus vous avez le sentiment que la promesse N. est angoissante: il n'y a pas l'once d'un renouveau, c'est la même pâte médiocre que vous malaxez, vous en avez le pressentiment mais vous détournez le regard. Vous poursuivez la mascarade (N. et vous) dans la mascarade (votre vie en général) vous décidez de figer l'attente et vous en avez fait l'objet de votre exaltation, vous n'attendez rien d'autres qu'encore et toujours plus d'attente, une gradation dans l'attente, un bouquet de subtilités dans les manières qu'elle aura de vous affecter. L'amour est chez vous un cannibalisme se rendant présentable, mais si vous êtes un tant soit peu honnête avec vous-même il vous apparaît que tout ce que vous avez fait et ressenti jusque là, pour les autres et pour les choses, ne vous a rien enseigné d'autres qu'un humble retour à la tristesse.

dimanche 16 janvier 2011

Au café


" Le cabaret, ou le café, est devenu partie intégrante et essentielle de la vie moderne, qui est peut-être "vie ouverte" surtout par cet aspect ! Une ville inconnue où nous arrivons et qui est sans cafés nous semble fermée. Le café, c'est la maison ouverte, de plainpied avec la rue, lieu de la société facile, sans responsabilité réciproque. On entre sans nécessité. On s'assied sans fatigue, on boit sans soif. Histoire de ne pas rester dans sa chambre. Vous savez que tous les malheurs viennent de l'incapacité où nous sommes de rester seuls dans notre chambre. Le café n'est pas un lieu, c'est un non-lieu pour une non-société, pour une société sans solidarité, sans lendemain, sans engagements, sans intérêts communs, société du jeu. Le café, maison de jeux, est le point par où pénètrent le jeu dans la vie et la dissout. Société sans hier et sans lendemain, sans responsabilité, sans sérieux - distraction, dissolution.

Au cinéma, un thème commun est proposé à l'écran, au théâtre, sur la scène; au café, il n'y a pas de thème. On est là, chacun à sa petite table, auprès de sa tasse ou de son verre, on se détend absolument au point de n'être l'obligé de personne et de rien; et c'est parce qu'on peut aller au café se détendre qu'on supporte les horreurs et les injustices d'un monde sans âme. Le monde comme jeu d'où chacun peut tirer son épingle et n'exister que pour soi, lieu de l'oubli - de l'oubli de l'autre -, voilà le café."
Judaïsme et Révolution : Du Sacré au Saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques - Emmanuel Levinas


Aller seul au café peut nous enseigner une certaine forme d'immobilisme rare et précieux: l'immobilisme en société. J'estime facile et banal le fait de pouvoir se tenir immobile seul dans sa chambre, les moments d'absence où l'esprit se distrait de son enveloppe existent et ne manquent pas, mais en société, entouré d'autres hommes, c'est une chose qui s'apprend, se répète et ne s'improvise pas. Car se sentir regardé c'est se sentir obligé de jouer au vivant, à l'affairé-oisif, celui qui ne fait que passer, qui repart tout de suite, qui à des choses à faire et qui est pourtant là. Etre au café seul c'est se sentir la nécessité de reproduire un mouvement, tenter de reproduire à soi tout seul le mouvement de la vie, de mimer une chose qui peut être atteinte et exister en étant mimée: c'est-à-dire le mouvement inconscient de quelqu'un de vivant mais qui est d'autant plus vivant qu'il oublie qu'il l'est.
On ne sait pas se tenir seul assis dans sa chambre, et peut-être qu'il est aussi difficile de se tenir seul assis dans un café, parce qu'on y est forcément en représentation, vulnérable par nos lacunes concernant la mise en scène et le jeu d'acteurs, pas forcément regardé ou observé mais jamais à l'abri des regards. Bref, le café terrifie par cet écart : une apparente absence de règles et une fois qu'on le pénètre cette absence de règles apparaît pourtant très réglée, s'asseoir au café est une chose infiniment compliquée. Il y a des choses à faire : commander, sucrer son café, payer l'addition, lire son journal ou son livre, parler au téléphone, mais très vite on se retrouve oisif et on oublie ce qu'un inoccupé doit faire de son corps.
On est au café comme on serait dans la négation d'un lieu, y être c'est dire que l'on est pas au travail, pas au lycée, à la fac, ni chez soi, ni avec ses amis, ni au cinéma, mais juste au café, comme l'on voudrait être nulle part et avec personne, ou partout avec tout le monde et qu'on ne sait pas choisir?, comme l'on voudrait disparaître un peu. Disparaître en tant qu'on est un personnage bien précis aux yeux des autres et qu'on n'est plus qu'une personne impossible à résumer aux yeux des clients du café, aucun discours sur soi n'est possible quand on est au café.

Essayez de sortir fumer votre cigarette en laissant tout ce que vous pouvez avoir de distraction à l'intérieur du café, vos poches sont vides et vous ne pouvez que fumer votre cigarette immobile, devant le café. Il n'y a aucun mouvement à prétexter, vous pouvez jouer au tourmenté mais au fond rien ne vous tracasse et c'est bien cela qui vous tracasse. Vos pieds restent joints, vous n'avez pas de portable, c'est d'abord très pénible, cette absence de décor, d'interlocuteur, de prétexte à une gestuelle, pour la première fois vous êtes débarrassé de tous vos déguisements, vous êtes vous-même à même la rue. Après entraînement vous finissez par vous accoutumer à la situation et par fixer un point devant vous sans vraiment le regarder, vous regardez quelque chose un peu au-devant, qui n'est rien d'autre qu'un point de vos pensées, l'écran sur lequel se projette devant vous un point intérieur.

Il faut faire attention à cette sorte de client particulièrement sournois et faussement solitaire qui passe quinze voire trente minutes seul au café mais avec toujours dans l'idée qu'il n'est pas seul puisque sur le point d'être rejoint par un ami qui arrive. Vous vous sentez trahi par celui qui était votre voisin, votre égal solitaire et silencieux, et qui recouvre la parole (discussion forcément oiseuse) en même temps qu'il perd le secret de son charme.

photo : Diane Arbus

samedi 8 janvier 2011

"Le problème est insoluble. Le corps est attelé à un cerveau. La beauté va de pair avec la stupidité. Elle était là à regarder le feu comme elle avait regardé le moutardier brisé. Il éprouva un violent désir de retour vers la société masculine, les chambres cloîtrées, les oeuvres des classiques; une folle envie le saisit de s'en prendre à celui, peu importe son nom, qui avait ainsi ficelé la vie.
Alors Florinda lui posa la main sur le genou.
Après tout, elle n'y était pour rien. Mais cette pensée l'attrista. Ce ne sont pas les catastrophes, les meurtres, la mort, les maladies, qui nous vieillissent et nous tuent: c'est l'expression des gens, leur façon de parler et de grimper dans le bus.
Pour une sotte, n'importe quelle excuse fera l'affaire. Il lui dit qu'il avait mal à la tête.
Pourtant, quand elle le regarda, sans rien dire, devinant à moitié, comprenant à moitié, s'excusant peut-être, disant en tout cas, comme il l'avait dit, "Je n'y suis pour rien", droite et belle de corps, le visage comme un obus dans sa capsule, alors il comprit que cloîtres et classiques ne servent strictement à rien. Le problème est insoluble."
La chambre de Jacob -
Virginia Woolf

on vit toujours la soirée et on s'endort toujours avec l'idée du jour suivant, on a toujours eu une idée du jour suivant. En terminale j'adorais et j'attendais le mardi et le mercredi, donc le lundi soir et le mardi soir se passaient bien, aujourd'hui je vis tranquillement le dimanche, tous les lundis de ma scolarité étaient pénibles. Chaque journée est hantée par celle qui suit, qui la regarde, l'enveloppe dans son atmosphère, la met au défi.

Je me suis réveillée à 5h30, comme ça, on ouvre les yeux sans atermoiements, on est très éveillé, très conscient, déjà là déjà soi-même, comme un acteur qui se réveille à la seule prononciation de son nom dans les films "- Kattie? - oui? ". J'ai essayé de remonter aux causes de ce réveil, c'était peut-être mon père qui se préparait à aller chercher ma mère à l'aéroport mais il était plutôt discret et silencieux, et je ne voulais pas l'accabler, même en pensée. Je me suis dit que je devais vraiment être travaillée par un problème pour être aussi peu capable de dormir, ce problème devait vraiment m'intéresser. Je n'ai pas réussi à me rendormir, j'ai fait comme si j'en étais capable mais j'avais la tête dans la rue, mille pensées pour mille personnes. Tout peut arriver, on peut se réveiller au milieu de la nuit et vivre, entendre, penser ce qu'on aurait jamais pensé en se réveillant trois heures plus tard. On peut empiéter sur le terrain des autres, on pense que le temps appartient à tout le monde, c'est faux, il y a des plages horaires méticuleusement réparties selon les catégories de personne. Par exemple à partir de 18h le Monoprix appartient aux hommes qui sortent du travail, père de famille, célibataire actif. J'empiétais sur le temps des travailleurs, ceux qu'on croise le dimanche matin en rentrant de soirée et qui vous renvoie votre propre image un peu piteuse, temporairement misérable, démunie, fatiguée plus que tout, sans avenir immédiat. Un vertige vous prend à la simple idée de penser à tout ce qu'on fait tous de différent à un même moment. J'étais d'une humeur incroyable, excessivement enjouée, un matin comme une naissance, comme la réponse à mon humeur déclinante, sinistre des derniers jours, comme si les circonstances m'avaient réveillée pour que j'éprouve la bonne humeur inhérente au matin, que je la vive de ces débuts jusqu'à la fin (midi), ses fluctuations, sa progression, son ralentissement, qui n'est que la fin d'une accélération mais pas du mouvement. Cette bonne humeur, celle qui est aussi entêtée que la mauvaise: on ne peut rien faire contre, elle est là et si elle doit décliner ce sera doucement, en fin d'après-midi ou un peu avant, en attendant elle n'existe que toute puissante, elle ne partage rien.

J'ai poursuivi ma lecture saccadée de la Chambre de Jacob. Il est possible de pleurer en lisant l'extrait qui suit, ou d'en rire comme s'il s'agissait d'une bonne blague "ah ah, se lever à 5h30, prendre négligemment le livre pour tomber comme si de rien n'était sur une chose aussi nécessaire" :
"Les autobus étaient bloqués. Mr Spalding, qui se rendait à la Cité, regardait Mr Charles Budgeon, en route pour Sheperd's Bush. La proximité des autobus donnait aux voyageurs de l'impériale une occasion de se dévisager. Peu en profitaient, pourtant. Chacun avait en tête ses propres affaires. Chacun gardait son passé confiné en lui comme les feuillets d'un livre connu de lui par coeur; et ses amis n'en pouvaient lire que le titre, James Spalding, ou Charles Budgeon, et les voyageurs allant en sens inverse, ne pouvaient rien lire du tout -si ce n'est : "un homme à moustache rousse", "un jeune homme en gris fumant une pipe". Le soleil d'octobre se posait sur ces hommes et ces femmes, tous condamnés à l'immobilité; et le petit Johnny Sturgeon prit le risque de dévaler l'escalier tournant, chargé de son gros paquet mystérieux; et en se faufilant en zigzag entre les roues, il gagna le trottoir, se mit à siffler un air et fut bientôt hors de vue - à tout jamais. Les autobus redémarrèrent par saccades et chacun éprouva du soulagement à se rapprocher un peu de la fin du voyage, même ceux qui se berçaient, au-delà de l'obligation immédiate, de la promesse de plaisirs - tourte aux rognons de boeuf, boisson, ou une partie de dominos dans l'encoignure enfumée d'un restaurant enfumé de la Cité. Ca, oui, la vie humaine est très supportable sur l'impériale d'un autobus, à Holborn, lorsque l'agent de police lève le bras et que le soleil vous cogne le dos, et s'il est permis d'imaginer l'existence d'une coquille sécrétée par l'homme pour s'ajuster à l'homme lui-même, c'est ici qu'on la trouve."

Je le lis en édition de La Pochothèque, une sorte de Pléiade bon marché, avec plusieurs romans et des nouvelles inédites, le papier est très fin et sent bon l'odeur d'une pâtisserie encore méconnue, la police est très belle, le livre fait 1200 pages pour 23 euros, vendu dans son étui. Il ne faut pas être très maniaque avec ce genre d'édition, j'étais d'abord dans la crainte de la moindre tâche, refusant même de lire ce livre, mais très vite les pages lues sont plus froissées que les autres, et il y a une usure générale de tout le livre, on finit par apprécier cela, la façon dont il s'abîme plutôt que sa conservation impossible.
J'ai fini par aller prendre mon petit-déjeuner, il était sept heures, j'avais dit à Emile de me réveiller pour qu'on prenne notre petit déjeuner ensemble mais il allait se réveiller dans une heure, c'était pénible à attendre, et au pire je ferai mon café tout à l'heure.Ma mère est revenue, j'ai pu entendre sa discussion avec ma soeur qui rangeait le salon qu'elle avait investi en son absence. Elle demandait à ma mère si on avait donné la Sega Megadrive et lui annonçait qu'elle voulait en racheter une, je me suis demandé ce qui devait lui passer par la tête pour croire que ça pouvait intéresser ma mère à un moment ou à un autre de sa vie - surtout celui-ci. Myriam est venue nous dire que notre oncle nous a offert chacun deux boîtes de Kinder avec l'enfant nazi dessus. J'ai dit à Emile "allez Emile, on se réveille, la chenille va-t-elle sortir de sa chrysalide?", il ronchonnait, enfin ça se rapprochait du miaulement.
Il programme son réveil sur sa Nintendo DS une heure avant l'heure à laquelle il doit se lever, puis trente minutes avant juste histoire de se réveiller, de constater qu'il lui reste une heure à dormir, puis se rendormir. J'admire sa détermination, l'effort produit en vue du seul plaisir, effort que toute autre personne n'aurait jamais fourni. Il y a une sorte de maturité dans ce geste, comme s'il agissait là où nous n'aurions fait que raconter que nous aimons nous rendormir après avoir constaté qu'il ne fallait se lever que dans longtemps. Le nombre de choses dites, d'idées bonnes et oubliées et qui par accumulation construiraient autre chose que de l'anecdotique, mais un nouveau monde. J'avais des idées dans mon adolescence, je trouvais des solutions créatives à beaucoup de choses, je me promettais de les appliquer quand j'en aurai les moyens, et les adultes m'apparaissaient comme ennuyeux, étant passés à côté de la créativité, de la poésie. Ils ne faisaient que discuter au salon avec mes parents, les jambes croisées, buvant des verres, mangeant des parts de, ces formules de politesse, avant, après, jusqu'à ce que les couples étrangers pénètrent l'ascenseur et qu'on puisse réinvestir le salon, la cuisine pleine d'assiettes sales de miettes et de fonds de verre jaunis par le jus d'orange, et ils semblaient se contenter de ça, mesquinement.
Tout de suite après son retour du Liban maman est retournée au travail, nous avons eu le temps de discuter avant qu'elle ne parte. Quand tout le monde était bien levé et qu'il ne restait plus que ma soeur, mon frère et moi on a pu mettre de la musique dans la chambre, et nous avons dansé dans le couloir sur les Modern Lovers. A 8h45 Emile est parti au collège, Myriam s'est endormie peu après sur la musique pourtant forte, je me suis dit qu'il était possible de s'endormir sur du bruit dès lors que celui-ci vous accompagne dès les premiers instants de votre somnolence, il fait partie intégrante de l'environnement dans lequel vous vous êtes senti fatigué. J'ai alors commencé à écrire avant de partir pour la faculté.

dimanche 2 janvier 2011



"Nous bavardons et nous avons des "copains" de bavardage. Les copains, tous les accros du bavardage le savent, vont et viennent - mais on en trouve toujours qui ont hâte de noyer le silence dans les "messages". Dans une relation de type "deux bons copains", ce ne sont pas les messages en tant que tels, mais le va-et-vient de messages, la circulation des messages, qui est le message - peu importe le contenu. Nous appartenons au flot régulier des mots et des phrases inachevées (certainement abrégées, tronquées pour accélérer la circulation). Nous appartenons aux paroles, et non à ce dont on parle. [...]
Un commentaire s'impose: cette "interaction", bien que frénétique, ne semble peut-être pas si frivole que cela, après tout, une fois qu'on a compris le fait que le but - son seul but- est d'entretenir le bavardage. Ces unions ne reposent sur rien d'autres que nos bavardages et nos messages; elle ne va pas plus loin que les paroles et les messages. Cessez de parler - vous voilà exclu. Silence égal exclusion. Il n'y a rien en dehors du texte, en effet - et pas seulement comme le pensait Derrida..."
L'amour liquide - Zygmunt BAUMAN

- On ne parvient jamais à une évaluation objective de sa propre situation, est-on un perdant ou un gagnant? Pour nous-même et pour nos proches la question ne se pose pas, rien n'est jamais binaire dans la vie et tout est très compliqué. Mais il semble que pour les autres, ceux qui entrent sommairement en contact avec vous cela a l'air de compter, il vous scrute comme pour chercher la réponse dans l'un des plis qu'aurait pris votre visage à force d'habitude à avoir ce que vous voulez ou à ne pas l'avoir.

- Il n'y a plus de rencontres, rencontrer finit par signifier : vouloir que les autres nous rencontrent, et lorsque les autres nous rencontrent on se rencontre soi-même, on en apprend sur soi-même. Le discours sur soi doit se tourner vers un autre pour mieux revenir vers soi, on y croit plus quand on procède par ce détour. Les pensées pour soi-même ne suffisent plus à se persuader que l'on existe et que l'on est assez intéressant pour continuer d'exister, il faut s'objectiver, se dépeindre pour les autres afin de mieux se peindre pour soi-même.

- Il me semble parfois que je suis à la limite de l'évaporation. Sociabiliser, ne serait-ce qu'en s'affichant, en rouvrant un compte sur xxx (à remplir) pour dire assez simplement "je suis là", je n'ai plus la patience ni la force, c'est trop dur, c'est un acte qui veut dire trop de choses, qui dit tout de notre insuffisance et de notre esseulement. Et puis de toute façon je ne suis plus là et parfois je suis à quelques centimètres de penser que je n'existe pas, je suis dans une solitude rêveuse en ce que je me laisse guider par l'intrigue que les jours m'imposent, je suis choisie par les choses. Je peux passer des journées à recevoir des informations, toujours en phase de réception et en n'exécutant que des actes que les autres auraient pu faire, ma subjectivité étant en jeu à un degré ridicule.
S'inscrire à, jouer le jeu c'est se trahir, autant parler vraiment tout seul plutôt que de simuler un semblant d'interaction, de sens, de contenu, d'intérêt pour autrui. Je ne sais pas comment font les autres, mais peut-être que si tout le monde fait "comme si" alors le "comme si" devient la norme. C'est pour ça que dans deux trois ans, puisqu'avec le temps cela empire, je finirai bien par m'évaporer à force de n'avoir aucune idée de ce que je suis et de me sentir rétrécir. Je manque de détour, parce que par orgueil je refuse de jouer un jeu doucement immonde, mais ce manque me fait souffrir et peut-être qu'il vaut mieux jouer. C'est par une série de petites actions que j'en viens à présent à me rendre compte que c'est clairsemé autour de moi. J'ai voulu mettre fin à des relations ou la personne en question l'a fait pour moi (car je suis dégoûtée autant que je dégoûte), je n'ai pas su en entretenir d'autres, j'ai tout laissé pourrir et je referais -à quelques exceptions près- exactement la même chose aujourd'hui: faire pleurer Céline au collège en lui disant que je ne veux plus être son amie, etc.

- L'autre jour dans ce film (Faux mouvement de Wenders), il disait que la solitude n'était qu'un sentiment théâtral : je suis assis seul, je vois passer un groupe et je me mets à penser qu'ils doivent se dire que j'ai l'air bien seul.
Et si le groupe ne passe jamais (même en imagination)?
Alors la solitude n'existe plus.