lundi 14 février 2011




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Je pensais en avoir fini avec Monsieur Franck mais renoncer n'est pas une façon d'en finir avec quoique ce soit, renoncer c'est user de la voix active pour parler d'une chose qui se fait sans nous, d'une chose qui s'éloigne de nous. J'ai transformé cet échec (je cherchais la réciprocité, je voulais qu'il me reconnaisse, qu'il m'aime) en quelque chose qui ressemble à une victoire : je me suis détachée de lui non par lassitude mais par oubli, parce que la vie avance, on avance pour survivre proprement et on se perd loin des choses qu'on aimerait près de soi. C'est la vie qui vous sort de votre pulsion première de repli, d'immobilisation, cette façon d'être en suspens auprès des choses et des rêveries que vous aimez, ce n'est pas tenable. Vous devez sans cesse vous relancer dans le monde et tout rejouer, infatigablement, et en délaissant de jour en jour un peu de vos idées préférées, de vos souvenirs, de vos principes, de vos valeurs, par petits morceaux, jusqu'à la transformation, guéri d'une version de soi-même, malade d'une version neuve.
Depuis que je le connais, Monsieur Franck a toujours été mon principe, la norme contre ou avec laquelle il fallait me poser dans la vie. J'ai longtemps agi de sorte à ce qu'il soit fier de moi, non pas qu'il était au fait de ce que je faisais, il suffisait que je sache qu'à ce moment précis il le saurait pour être satisfaite de moi-même. Et peut-être que ça a été un soulagement incroyable ce détachement possible, le fait de se rendre compte qu'il ne comptait presque plus, qu'il ne me manquait plus, qu'il ne manquerait plus parce qu'il m'a eu à l'usure et que j'ai presque approché une forme d'oubli. Je l'ai oublié et en oubliant j'ai trahi, car je pensais que dans tout le fatras des choses qu'on pense pouvoir ne jamais oublier et que l'on oublie subsistait l'espoir qu'il soit le vrai et l'unique inoubliable. Ne pas oublier c'est rester fidèle, c'est soutenir une croyance encore et toujours, sans effort, évidemment.
Ce soir il se fait décoré en tant que professeur de philosophie, il porte un beau costume gris et écoute les discours des proviseurs des lycées où il a enseigné et enseigne toujours. Son visage est coloré de gêne de timidité de fragilité, en représentation devant la centaine de visages qui le dévisage à la recherche de l'émotion produite par les éloges des discours qui précède le sien. A chaque phrase un aller-retour du discours à son visage, "est-il touché?". Le plus souvent il ne fait que manifester ce léger haussement de sourcils ironique, celui qui exprime son mépris le plus sincère et le plus impitoyable; il ne pardonne jamais, même dans l'euphorie de l'instant. Il ne s'est jamais senti dans une situation aussi inconfortable et tout le monde éprouve avec lui cet inconfort, tout le monde désire revenir à la vie, la vie inconsciente où le prof de philo décoré ce soir est au coeur de l'action, où il ne pense pas aux honneurs, où il enseigne jour après jour, dans le pli du quotidien, sans jamais s'arrêter pour faire ses comptes, voir où il en est de ses bonnes actions. Jamais l'idée de passer à la caisse ne lui effleure l'esprit, il sait que tout se joue et se rejoue dans l'instant, ponctuellement, et que l'on a tendance à enrober la somme d'un parcours dans un halo d'illusions volontaires, on ne parvient jamais à décrire proprement les choses, c'est toujours n'importe quoi. Aujourd'hui tout ceci lui explose à la figure, on ne parle que de lui, on fait les comptes, on retrace le parcours plein du désir d'enjoliver. On ne regarde que lui, et ça touche à l'obscène, toutes ces personnes qui sont comme dévitalisées, dépersonnalisées, parce que seulement là pour lui.
Ce soir je n'ai pas l'impression que la moindre parole puisse faire qu'il me comprenne ou m'entende et comme pour inaugurer cette incompréhension je n'ai su que lui dire "alors c'est le grand soir?" avec ce ton factice qui se sait en train de cabotiner et qui de ce fait devient distance, façon de dire "on ne pourra pas aller plus loin que cette phrase ce soir". Il est déjà ailleurs, parmi ces vrais amis qui ne perdent pas leurs moyens et qui le comprennent à demi-mot. J'ai toujours eu l'impression qu'il me toisait du haut de sa moralité moralisatrice, qu'il toisait cette façon que j'ai de me débattre devant lui, avec mes questions toutes ramenées à moi, mon amour-propre, mon souci de moi-même, tout ce qu'il a depuis longtemps dépassé et qu'il ne supporte pas de voir si bien incarné devant lui. Ses problèmes il les surmonte dans cette manière de se donner aux autres, d'inspirer l'exemple et l'idôlaterie. Ce soir encore, je ne suis là que pour mesurer la distance, le chemin à parcourir jusqu'à lui pour être comme lui, et qui ne sera jamais parcouru, je n'y arriverai jamais: je me connais jusqu'à mon avenir. Jeune garçon endimanché, qui ne sait plus très bien pourquoi il est là, cette récompense est comme l'occasion d'un vertige, du vertige du chemin parcouru, vertige qu'il ne saisit pas au vol, qu'il laisse aux autres parce qu'il se connaît et qu'il se doit de nous rappeler sans cesse dans son discours la mascarade qu'incarne cette cérémonie. En tant que professeur il s'avance masqué dans l'ordre des choses, entre les rangées de tables, et il fait tout explosé sourdement, mais une explosion comme une éclosion: une explosion lente, progressive, à l'intérieur des corps. La majorité des personnes présentes ignore tout du Monsieur Franck professeur et de ce qui se déroulait le matin dans la salle 10, du bonheur que c'était les matins avec lui, marcher vers le lycée, les idées molles comme un oreiller, les trousses sur les tables, on s'éveillait avec son cours, il enseignait volontiers à des élèves qui n'étaient rien. Et ça c'est son secret entre lui et ses élèves, les adultes doivent aller jouer ailleurs, la porte était bien fermée, c'était notre cours. Il a invité beaucoup de personnes, pour la plupart des collègues de travail, quelques anciens élèves mais peu, autrement dit ce soir je ne suis personne pour lui et je n'ai aucune idée de leur rapport intime, caché, à Monsieur Franck; et ils n'ont aucune idée du mien, de mon amour, de cet amour que ce soir je réinvestis pour de bon : je l'aimerais toute ma vie d'un amour raisonné, stable, ni délirant ni hystérique. Je ne pense pas aux autres en écoutant ses discours, c'est trop de travail, ce soir je ramène tout à moi et je n'ai que les images de tout ce que j'ai vécu à côté de lui qui me roule dans la tête, comment il m'a appris les choses les plus importantes sans jamais s'adresser à moi mais à une classe, mes cahiers bien tenus, mon amour docile, toutes les choses auxquelles je n'ai pas pensé quand je pensais à lui, toute la place qu'il prenait, tous mes manques qu'il a pointé du doigt par le seul fait d'exister. C'est assez agréable cette évidence qu'il y a à se dire que je lui dois tout, cette façon de déposer tout ce que je suis à ses pieds, sans jamais hésiter, sans se dire "non ça ça vient de moi", le plaisir qu'il y a se recueillir près d'une force concrète, sanguine, humaine, chaude.
Nous sommes autour de lui, nous l'avons connu et nous l'interrogeons du regard, cherchant dans son discours le secret de sa force, de ce qui lui donne la cohérence de sa moralité et cette façon qu'il a de s'en foutre éperdument, il ne comprend pas ce qu'on dit de lui, tous ses compliments, il n'a jamais été que lui et c'est comme si on le récompensait de l'effort d'avoir été lui-même. Ce soir a été amer, le soir du constat: il reste imperturbablement sans portes ni fenêtres, fermé sur son mystère, indifférent à tout ce que je suis. J'ai pu penser un instant approcher un semblant de vérité, penser me faufiler dans une brèche où j'avais pu le parcourir derrière son dos mais mes investigations n'ont été qu'une manière de lui tourner autour à la recherche d'une issue et c'est en fait moi que je parcourais, moi et mon imagination malade et performante.
Dès lors qu'il ouvre la bouche pour prononcer son discours c'est l'espace de la salle qui se réorganise, une nouvelle syntaxe qui se fait entendre. On est peu habitués à cette façon d'entendre raisonner les mots si intelligemment, à cette manière qu'il a de n'emprunter que son chemin dans la parole, de bout en bout de son discours c'est seulement lui qui parle, qui se parle, qui parle des choses. C'est sa pensée, c'est sa rigueur et c'est dans cette absence de toute rhétorique, de désir d'émouvoir qu'il est encore possible de m'émouvoir et qu'il réussit à me faire pleurer gentiment, docilement, sans grande raison, peut-être parce que je désirais pleurer, parce que j'avais envie de larmes et que je creusais son discours à la recherche d'une brèche où y déposer cette puissance impuissante, les larmes, qui caractérise le mode sur lequel j'existe devant lui. Sur le moment j'avais vraiment l'impression d'être au coeur de l'épilogue d'un roman intérieur, à l'extrémité de quelque chose qui allait se refermer après cette soirée. J'ai terminé abrutie sur un canapé avec mes amies, me servant de tout ce que venait nous proposer les serveurs, j'avais faim et c'était bon. Je n'arrêtais pas de penser à la fille qui avait autant cuisiner pour cette réception, ça me dérangeait de manger ses trucs délicieux sans états d'âme et de manière si gratuite, si naturelle, la nourriture devrait toujours s'adresser à un destinataire précis à qui l'on cuisine, et seulement à lui; les buffets des réceptions c'est toujours un peu immoral. Monsieur Franck est venu nous servir du champagne et m'a demandé d'incliner ma flûte en plastique.

Elliott Smith - Between the bars

dimanche 6 février 2011


“Dans la mesure même où j’ai pu m’abandonner durant plusieurs jours à l’idée a priori purement séduisante que je puis être en quelque sorte attendu, voire cherché, par un être auquel je prête tant de charmes, le fait que cette idée vient de se découvrir des bases réelles ne peut manquer de me précipiter dans un abîme de négations. De quoi suis-je capable en fin de compte et que ferai-je pour ne pas démériter d’un tel sort? [...]
Je me perds presque de vue, il me semble que j’ai été emporté à mon tour comme les figurants de la première scène. La conversation qui, tant que ma trop belle interlocutrice est demeurée assise en face de moi, glissait sans obstacle d’un sujet à l’autre, n’effleure plus maintenant que le masque des choses. Je me sens avec effroi la conduire à sombrer malgré moi dans l’artificiel.” L’amour fou - André Breton


Vous êtes passés ensemble devant la vitrine du Sephora, mais lui n’a pas vu ce qu’il y avait de marqué, peu importe, vous avez décidez de récolter les signes sans les prendre au sérieux, il était écrit “êtes vous faits l’un pour l’autre?” cela n’a aucune sorte d’importance mais vous relevez la phrase, c’était comme si la rue vous apostrophait, mais la question est mal posée, et vous poursuivez votre marche sans y répondre. On dépasse assez vite le stade publicitaire du discours amoureux même si tout nous tire vers lui, toute la manière qu’on a de penser l’amour et la manière dont les autres le pensent pour vous. Il semble que les pubs pour parfum gagnent en justesse concernant les sentiments qu’elles dépeignent, certains doivent tomber dans le piège, vous jurez que pour vous ce n’est pas le cas. Peu de domaines de l'existence échappent à la parole qui parle pour vous, l'amour est ce possible domaine de résistance par le langage où il est possible de recréer une syntaxe, donc son propre sentiment, donc sa propre relation à l'autre, et c'est cette nouveauté qui éblouit, qui aveugle, que les autres n'arrivent pas à saisir ou saisissent en l'amoindrissant, ils ne sont pas au courant de vos mots, donc ils ne sont au courant de rien. Il y a bien sûr les couples qui s'affalent dans le prêt-à-parler des magazines féminins, pub de parfum et dans cette version de l'amour si pauvre et si autiste. Un autisme à deux, comme c'était écrit dans un livre.
Réinventer la parole: il suffit de ne rien dire qui vous paraisse évident, de bannir de votre discours certaines phrases, certains mots, comme “séduction” et même “tomber amoureux”, ni voir entre vous deux quelque chose comme une lutte des sexes telle qu'elle se joue quotidiennement entre les individus, un affrontement qui pourrait avoir une fin heureuse, c'est-à-dire où les deux personnes se mouillent juste assez pour ne pas perdre leur intégrité. Très naïvement vous donnez beaucoup, sans grand espoir mais avec l'émerveillement de la facilité, la facilité qu'il y a a beaucoup consacrer à un être nouveau, pas comme vous ou alors trop comme vous. Il n'est donc pas n'importe quel homme, il est très lui-même, parce que vous le voyez lui, il a fait exploser vos grilles de lecture, et dans ces investigations vous êtes vraiment vous, même si vous ne voyez plus très clair vous concernant, car vous êtes prise dans son regard et que c'est par ce prisme que désormais vous désirez vous approcher, sauf qu'il ne dit encore rien de vous. Vous êtes autant que possible la principale créatrice de votre logorrhée amoureuse, de votre propre mythologie, de vos propres fétiches, bien sûr avec l'aide de ce qui vous nourrit, des livres que vous aimez, des films que vous chérissez, des chansons qui ont tout dit. Vous travaillez à dire ce que vous éprouvez et que personne ne dira pour vous, on ne peut pas compter sur le monde pour qu'il nous parle fidèlement, c'est nous qui devons le parler. Ce sentiment qui attend d’être parlé par vous et qui est unique, parce qu’il est unique et que si vous faites bien les choses conformément à ce qu’il est votre regard sur lui sera tout aussi unique. Attention, il n’est pas unique au sens d’exceptionnel mais simplement lui-même, en long en large et en travers, de part et d’autre de la journée, fidèle à lui-même, fidèle à son visage, son visage comme une norme à laquelle il ne contrevient jamais, il agit toujours en fonction d’elle, il ressemble à son visage. Quant à vous votre mot d’ordre c’est la prudence, la prudence c’est la forme que prend vos impulsions, elles se déguisent, s’apprivoisent, et au lieu de dire “on passe la journée ensemble?” vous proposez un café à lui et à ses amis.
Ca a d’abord commencé cet été au cinéma, vous aimez regarder les gens qui viennent au cinéma et qui seront dans votre salle, il était là et à sa seule allure, à son seul look, à son seul visage vous l’avez vu, c’est-à-dire qu’on ne voit pas tout le monde, on traverse du regard les apparences, on ne retient pas une dégaine, mais lui bizarrement si, parce qu’il est jeune et qu’il va seul au cinéma en plein été, c’est un dandy à votre taille, mais vous n’espérez absolument rien. Attention, il ne faut pas non plus tomber dans l’illusion rétrospective, vous ne vous êtes pas dit grand chose en le voyant si ce n’est quelques mots, “dandy, beau gosse, seul”, ce n’était pas plus compliqué, votre pensée n’écrit pas encore à ce moment-là. Vous ne savez comment il s’est retrouvé à côté de vous au premier rang à la séance, c’était M le Maudit avec un type qui venait parler à la fin du film, vous n’êtes pas sûre mais il vous semble qu’il vous a demandé de garder sa place le temps qu’il aille aux toilettes, et vous avez dit “bien sûr” parce que vous dites toujours “bien sûr”. Juliette était avec vous et vous n’aviez pas encore l’occasion de lui dire que ce garçon aperçu dix secondes était très bien, on tait ces choses-là de peur de paraître volage, amoureuse pour un rien, de peur de sembler négliger la personne qui est avec vous au profit d’un inconnu, bref, on ne s’intéresse pas aux garçons quand on est avec une amie, vous le savez pertinemment, vous êtes toute à Juliette et elle est toute à vous, et elle devait porter une de ces longues jupes un peu hippie, cet été avait ses sensations.
Rien ne se trame souterrainement, il ne pense pas à vous, mais quand même il y a des inconnus qui ne vous laissent pas en paix, et ça vous désole de devoir dire qu’au seul physique vous savez qui vous intéresse, mais c’est comme ça, vous êtes ce genre, votre regard glisse sur des visages et vous savez tout, c’est un fait odieux certes, mais c’est comme ça depuis toujours. On pourrait spiritualiser cette attirance honteuse en disant que ce n’est pas le physique qui vous plaît mais le visage, et son visage vous ne l’oubliez pas, c’était la tristesse, une de ses manifestations, elle était diluée dans le regard, et puis vous aimez les garçons bien bruns et naïvement échevelés, il n’avait pas encore sa barbe, ça viendra plus tard. Vous pensiez sortir en même temps que lui après le petit cours de l’historien du cinéma, mais il est parti juste avant la fin et intérieurement un mouvement s’est fait sentir, vous étiez doucement triste mais rien sur vous ne le disait, c’était un mouvement anodin et qui n’intéressait personne; vous n’aviez absolument aucun droit sur lui, vous ne pouviez rien réclamer, il n'aurait pas compris.
On ne s’explique pas ce genre de bêtises, et surtout on en parle pas, cela a quelque chose de trop hâtif, et peut-être que ça arrive bien trop souvent pour être sérieux, vous trouvez beaucoup de monde beaux, vous êtes intimidée par la plupart des gens, rien ne vous attache à eux sinon le fait que, obligée de rien à leurs égards, vous aimeriez être capable de tout pour eux parce que vous agiriez librement, parce qu’il vous semble qu’on devine tout d’une personne par sa seule présence. Il est donc sorti de la salle quelques minutes avant la fin de l’intervention, mais lorsque vous êtes sorties, vous l'avez vu en train de fumer devant le cinéma, sans raison, car il n’attendait personne et il était bientôt minuit. Il vous attendait, vous avez pensé ça, et c’est tellement honteux de le penser, de tout ramener à soi publiquement. Sur le chemin vers le métro vous parliez du film avec Juliette toujours de manière très sérieuse, comme toujours, il faut tout dire avant de se séparer car peut-être qu’on en reparlera plus. Vous descendez le boulevard Saint-Michel, vous ne pensez plus du tout à lui, ou alors vous saviez que ça passerait, vous parlez à Juliette avant qu’elle ne s’engouffre dans le métro, immobilisées devant la bouche du métro ligne 10, l’analyse était pas mal mais le mec s’embourbe dans ses références, ses détails qui n’intéressent que lui, qui ne disent rien du film ni du cinéma, vous étiez d’accord, vos jugements s’ajustent l’un à l’autre et vous finissez par avoir le même avis, il vous semble que c’est peut-être à ce moment-là que l’idée d’un blog cinéma a germé entre vous deux. Le garçon passe devant vous, elle ne le voit pas car elle est de dos, peut-être que vous avez croisé son regard, vous ne vous en souvenez pas.

Le lendemain vous retournez au cinéma à l’Action Ecoles cette fois-ci, vous ne vous souvenez plus de votre film mais vous le retrouver lui, encore assoiffé, encore prêt pour du cinéma, et vous êtes toujours avec Juliette. Vos regards se touchent, vous pensez qu’il vous reconnaît, vous le jurez sur votre propre vie. Vous portiez un trench et un foulard fleuri, peut-être que vous vous en souvenez parce qu’il vous a regardé et que vous aviez dû vous demander ce qu’il avait bien pu voir en vous voyant vous, s’il vous avait trouvé bien habillée peut-être; à travers votre tenue toujours en mémoire c’est son regard qui est mémorisé. Il allait voir un film de Capra ou de Hitchcock, mais le fait de l’écrire fait que vous n’en n’êtes plus très sûre, reste que vous aviez pensé quelque chose à propos du film qu’il allait voir, vous étiez légèrement déçue de son choix et déçue du fait que vous n’alliez pas être dans la même salle, peut-être que votre film était un John Huston? Reflets dans un oeil d’or? C’était un peu l’époque des John Huston avec Juliette, c’est fort possible. Il portait autour de son cou un appareil photo, il avançait vers le cinéma les mains dans les poches, il semblait revenir d’une promenade tranquille, confiante, sa nonchalance et sa solitude le rendaient tout-puissant, c’était une apparition fugitive mais vous vous en souvenez très bien et vous ne vous expliquez pas cette mémoire des détails concernant un inconnu, il vous semble que le désir est avant tout mémoire et que c’est ça qui assoiffe, qui dérange, l’obsession c’est ce morceau inamovible de la mémoire où tout peut y rentrer arbitrairement. Une fois dans la salle vous avez tout expliqué à Juliette, ou c’était peut-être juste devant le cinéma avant de rentrer? Ce mec était là hier au cinéma, et aujourd’hui il est avec nous encore au cinéma, c’est marrant, vous avez sûrement dit quelque chose à propos de sa beauté sur un ton évaluatif et désintéressé, du genre “il est vraiment très beau”. Des mois sont arrivés et il n’a plus jamais été question de le revoir au cinéma, ni de penser à lui, on ne pense pas longuement à quelqu’un s’il n’y a pas l’espoir de pouvoir faire autre chose que de penser à lui, on préfère oublier, le corps préfère oublier, la condition de son souvenir serait sa présence.
Vous avez débuté votre deuxième année de licence et vous vous souvenez très bien du jour, vers la fin du semestre, où votre regard d’abord passeur, flâneur, s’est fixé sur un garçon en cours avec vous et du jour où vous vous en êtes fait une sourde préoccupation, où vous vous êtes mise à l’attendre en cours, à en parler, à le fixer de dos, à construire le sentiment et ses produits dérivés. Vous le revoyez en mouvement, en train de se lever de sa chaise. Il portait du rose pâle et du marron, et vous vous êtes dit qu’il était bien beau, c’est-à-dire bien pour vous, parfait pour vous, son visage se mariant de façon évidente avec le votre, vous faisiez déjà couple et il fallait le lui expliquer. Il avait une bonne tête mais il entrait encore doucement dans la catégorie des présences fantomatiques qui sont en cours avec vous et à qui vous n’accordez pas une once d’intelligence : son physique lui échappait, il était beau sans lui, c’était comme une anomalie, son visage ne parlait pas pour lui, son visage ne le suivait pas, vous ne pouviez pas croire qu’il était son visage. Ca reste incroyable de se dire ça, d’accorder si peu d’humanité à ce sur quoi vous n’avez aucune emprise, c’est peut-être la condition d’un rapport un tant soit peu apaisé avec le monde et ses habitants, une façon de se prémunir de “coups de foudre” intempestifs. Vous avez appris à ne pas voir des humains partout, sinon ce serait trop compliqué, vous seriez paralysée. Tout était dans votre tête, rien n’était encore sérieux, vous savez que les choses deviennent sérieuses lorsqu’elles sont communiquées, ne pas l’exprimer c’est la faire taire, l’exprimer c’est répartir un peu de son poids, de son sérieux, entre tous vos amis: une fois réparti il est difficile de réclamer le sérieux disséminé pour le détruire, les gens y croient pour vous. Parfois exprimer n’est pas résoudre, c’est plutôt même l’inauguration des problèmes. Juliette a su, Thomas a su, vous vous souvenez parfaitement de la discussion, vous cherchiez à coller au plus près de votre sentiment, qui n’avait aucune justification raisonnable, vous vouliez vous expliquer et vous avez dit “je trouve qu’il a un physique moral”, et c’était comme si la formule disait tout, comme si vous pouviez vous cacher derrière pour tout expliquer : son visage le dévisage, son visage dit tout, son visage c’est lui, intempestivement, tout y est manifesté et ça vous attire, et plus vous en parlez et plus vous êtes emballée, plus vous le répétez et plus c’est vrai et plus vous croyez en votre désir mais vous n’êtes pas dupe des artifices usés pour y parvenir, des tours et des détours du langage. C’était aussi le moment d’une discussion sur le fait qu’il est impossible d’aborder une personne sans prétexte valable, autant le garçon peut s’y aventurer, agir selon son désir, autant la fille n’a aucun droit, elle peut bien sûr essayer, tout est finalement possible, tout est très possible, mais dans les faits c’est absolument proscrit, déplacé, mal vu, on peut ne pas tenir compte des jugements mais ce genre de détails comptent, cela compte de faire bonne impression. Donc une fille doit attendre et vous n’avez jamais trouvé aucun prétexte pour lui parler. Vous ne connaissiez pas encore son nom, vous en avez imaginé quelques uns dont le vrai, c’était même votre dernière proposition, vous aviez trouvé.
Il semble que votre cerveau préparait ce coup depuis longtemps, la mémoire travaillait à vous remémorer l’impossible, elle tentait de lier ce qui était injoignable : un visage présent, collé au fond de vos yeux, et un souvenir anodin de votre été, le pont fait entre le garçon de cet été et celui de cet hiver. Qu’est-ce qu’on pourrait dire à propos du dandy de cet été, qu’est-ce qu’il pouvait bien rester? Franchement rien, sinon l’appareil photo autour du cou, le vague effet qu’avait produit sur vous son visage, l’effet donc, mais pas son visage à proprement parler, au mieux une aquarelle de son visage, un flou liquide, et un important air de famille avec ce N. qui était avec vous en cours. Rien ne pouvait confirmer cela, c’était une intuition comme un caprice, des retrouvailles à sens unique, vous le retrouviez sans qu’il vous retrouve, et c’était peut-être faux, mais du visage du premier c’était un air qui vous restait, et de ce deuxième c’était cet air que vous retrouviez. Qu’est-ce que l’air d’une personne? Son masque spirituel, le parfum de son visage au sens où le parfum est l’essence d’une chose, l’essence de vanille rend toute entière présente la vanille, l’air d’une personne c’est ce qu’il reste de sa présence quand elle est absente, la présence de son absence, ça n’appartient qu’à elle, c’est unique, et en même temps ça n’appartient qu’à vous, c’est votre construction, vous entremêlez ça de sentiments, de choses à vous, qui viennent de votre sac, c’est une arréalité, une réalité de l’air, car l’air a une réalité, vous avez appris ce mot récemment dans un livre. Il n’y avait plus qu’à lui demander si c’était bien lui ce soir-là au cinéma, mais à vos yeux ça ne suffisait pas à faire prétexte.