dimanche 13 mars 2011

Il y a la lourdeur rigide des pages inexplorées du livre que je tiens entre les mains, dans l'imperceptible espace qui sépare une page d'une autre je peux entendre comme une promesse de langage et de compréhension. Le bruit transparent d'une page qui se tourne, qui s'aplatit au son d'un battement d'aile de papier, et la tablette de mon bureau qui craque sous le poids de mes avant-bras au bout desquels se trouvent des mains studieuses, plus studieuses et affairées que mon regard qui semble avoir déplacer sa précision et son intelligence aux bouts de mes doigts gonflés de sang, vaguement moelleux et très alertes. L'autre jour je pensais à la grande précision et agilité des doigts et dont la caresse en figure l'un des moments de son intelligence en acte. Les mains sont le dernier espoir: même chez quelqu'un de tout à fait abruti on est contents de pouvoir quand même trouver une lueur d'humanité dans l'agilité évidente, commune à tous et également partagée, de ses mains. On dirait que les mains se désolidarisent du visage pour en créer un autre. Les mains ont leur visage propre et c'est pour cela qu'elles peuvent émouvoir, elles sont, comme le visage, trop intelligentes pour le reste du corps, comme une heureuse excroissance. On peut ne pas supporter le visage d'une personne mais on pourra toujours supporter des mains, elles appartiennent en grande partie ( environ 70%) à l'humanité, à ce qui rend la personne commune aux autres, plutôt qu'à l'individu lui-même et à ce qui le singularise.
La main gauche est toute pliée sur son stylo, penchée sur la page dans ce geste tendue propre au gaucher et qui a tout d'anti-naturel; les droitiers aiment à nous surprendre dans l'intimité de l'écriture (en fait ils ne font que nous ennuyer) en s'exclamant "t'es gaucher!?", nous évoquant la nostalgie du silence intelligent où gauchers et droitiers vivaient encore égaux. Dans ce moment de travail conscient de lui-même je me suis sentie en exacte adéquation avec mon environnement dans toute sa matérialité, dans tous ses petits bruissements fonctionnels, dans cette page qui ferme l'espace sur elle, ce bureau qui craque, la petite tasse de café qui a ce je ne sais quoi de docile et de malicieux, et ces livres posés à côté de moi, ce ticket de cinéma, ce stylo, ce mouchoir, ce disque sans boîtier, ce chapeau de laine, ces objets travaillés et qui sont à moi maintenant sans qu'à aucun moment je ne me sois dit "ceci est à moi"; on ne se le dit que lorsque l'on prête ou que l'on se fait voler. Cela me fait penser à une chose: puisque dans certains amours la peur du vol est certainement constante, il y a parfois cette obligation d'être au clair concernant ce rapport de possession, de penser intimement que cette personne est à vous tout en lui assurant le contraire, puisque la logique monstrueusement égoïste est incompréhensible aux yeux de la logique civilisée du couple mieux vaut donc taire ce que nous avons de plus précieux en nous, cet égoïsme énergique et fatigant, cette volonté de tirer vers soi la peau de l'autre, de la couvrir et de se couvrir avec dans un même mouvement.
On ne saurait remonter à la cause précise de ce désordre dans ma chambre puisque je n'en suis pas tout à fait responsable, ce sont les objets qui s'expriment: à travers ma négligence ce sont les objets qui m'ordonnent de les poser ici plutôt que là. Dans ce moment de travail donc, il m'a semblé que la lourde et rassurante matérialité des objets, leur naïf agencement, me faisaient accéder à une joie toute spirituelle, toute intérieure, à la calme certitude d'être bien là, parmi eux, dans un quotidien sans enjeux ni prétention, ce présent qui a pour arrière-pensées rien d'autre que le présent lui-même, et ce n'était pas moi qui confirmait la présence des choses mais elles qui, posées là où elles désiraient être posées, acquiesçaient sereinement à ma vue.

dimanche 6 mars 2011

Une chambre en ville


"[...]Tout à l'opposé de la connaissance qui est suppression de l'altérité, l'altérité et la dualité ne disparaissent pas dans la relation amoureuse. L'idée d'un amour qui serait confusion entre deux êtres est une fausse idée romantique. Le pathétique de la relation érotique, c'est le fait d'être deux, et que l'autre y est absolument autre.

Ph. N. - Ce serait le ne-pas-connaître-autrui qui ferait la relation?

E.L. - Le ne-pas-connaître n'est pas à comprendre ici comme une
privation de la connaissance. L'imprévisibilité n'est la forme de l'altérité que relativement à la connaissance. Pour celle-ci, l'autre, c'est essentiellement, ce qui est prévisible. Mais l'altérité, dans l'éros, n'est pas synonyme d'imprévisibilité. Ce n'est pas comme un raté du savoir que l'amour est amour."
Ethique et Infini - Emmanuel Levinas

Il a air renfrogné de l'enfant, toujours à consoler, toujours à contenter, toujours fatigué par ces activités d'adulte qui lui échappent, dont il ne veut pas. Toujours absent, toujours ailleurs, jamais là. Son visage a le ton du chagrin, et il est inconsolable, souvent dissipé, agité comme un enfant, il joue avec les glaçons de mon coca light, il m'en met un dans la manche de mon pull, il glisse sur les rampes des escaliers et des escalators, il saute par dessus les bancs, il dessine le contour de mes veines au stylo feutre, il jette ses déchets dans les sac des filles, il me tend un livre puis l'éloigne dès que je veux le prendre, il fait ça plusieurs fois, il fait des grimaces, il me colore les joues avec la framboise d'une tarte, il enfile ses rollers, il a un paquet de bonbons dans ses poches, il m'en offre un Gare Montparnasse à un stand Haribo, il pousse les portes avec ses pieds, il aime que je lui brosse les cheveux, il a gardé la dépêche d'un journal qui parlait des baleines, à la bibliothèque il parcoure un atlas, ce livre trop grand pour ses bras, il regarde les fleuves, me lit à voix haute des informations sur le soleil (je fais mine de m'effondrer morte sur ma table pour lui faire comprendre que ces histoires de soleil m'ennuient), il prend plaisir à ce petit savoir concret, celui que les enfants curieux apprécient, les propriétés spectaculaires des animaux, le soleil gigantesque "imagine une pièce plus grande que la France, et que l'Europe, et que le monde", il aime que je lui fasse la lecture, il dit que même en faisant de la philosophie on ne vit toujours pas bien et qu'on ne peut pas travailler si on a des problèmes.

L'autre fois je l'ai senti capable d'une grande faculté d'immobilité, cette façon qu'il avait de rester assis au bord du lit sans rien faire, stupéfié par sa puissance d'agir que lui évoquait le fait de seulement s'asseoir au bord du lit pour faire commencer une journée, mais sans vouloir se lever, comme s'il hésitait à commencer tout de suite. Sonné par sa liberté, stupéfié par le monde dans lequel il désire faire beaucoup de choses. Désireux de travailler, studieux en puissance, en pensée, plein de bonne volonté et lucide quant à cette idée qu'il faut travailler beaucoup pour y arriver mais n'ayant pas encore tout à fait l'intelligence de l'action, celle qui se décide à lâcher le discours pour l'action. En pensée on dirait que tu as tout été et cela t'a fatigué, depuis tu vis sur cette contrariété insurmontable, cet écart entre tes projets et ta vie. Cette immobilité dans ta chambre en ville, ta chambre qui donne sur cette rue pleine de lumières et de bruit, c'est aussi ta sagesse, ta dernière résistance.
Quelle idée de sortir de cette chambre, on aurait très bien pu y rester jusqu'à 18h, à deux je nous sentais capables de caresser le néant, l'affaissement, la pointe extrême de la paresse, je nous sentais dotés d'une force dangereuse, je me réglais sur ta façon de faire, tu restais allongé ça voulait dire que c'était la chose à faire. Mais on peut difficilement nier cette pression qui s'abat sur nous, doucement le monde nous ordonne de nous lever, de faire quelque chose. On ne désobéit pas comme ça à l'ordre des choses, il nous héberge et nous lui devons un semblant d'activité, ne serait-ce que se brosser les dents et faire du café. Combien de jours on aurait tenu dans cette chambre si je n'avais pas dû partir? A nos âges si sérieux paresser c'est mourir, moi je me sentais proche de l'illégalité, on se cache pour dormir. J'ai eu un mouvement déterminé, j'ai préparé les bols de céréales, j'ai dit "bon", celui qui annonce la rupture, le mouvement, je me suis habillée comme une grande loin de chez elle et qui sait s'occuper d'elle, pliée sur mon corps, travaillant à le vêtir, à l'arranger, la frange comme ça, l'eau sur le visage, la crème sur le visage, les affaires rangées, docile, obéissant à l'horizon affairé, au film qui dehors à déjà commencer et dans lequel on entre à pas feutrés.

J'y pense et c'est au fond toujours comme ça, il y a eu la surprise de te penser comme un jeune homme fort, un peu blasé, sachant quoi faire, je t'ai cueilli dans ta force, je t'ai pensé invulnérable parce que tu étais étranger et que c'est ma faiblesse qui voulait te parler. Je commence par avoir l'intelligence de ta personne, tu m'es devenu intelligible, je comprends peu à peu la cohérence qui est la tienne, celle de tes attitudes et de tes paroles. A force de te côtoyer tu me deviens non prévisible mais familier : je te reconnais sans te prévoir, ce que tu t'apprêtes à faire je vois bien que c'est toi, je te reconnais bien là. Maintenant j'ai percé un peu plus loin que la façade que tu offres aux autres, je te devine plus que je ne te connais, et je te devine dans tes faiblesses, je ne cherche plus ce qui te rend trop grand pour moi mais je cherche ce qui te rend à ma taille. On a largement dépassé la pudeur craintive des premiers instants, celle qui consiste en la peur de dévoiler par saccades notre profonde banalité: on mange, on dort, on travaille, on aime le cinéma, on a des idées restreintes sur les choses, on pense à soi tout le temps, bref on pourrait finir par être dégoûté de tout ce qu'implique le fait d'être quelqu'un, d'être un étudiant à Paris, cette fatigante répétition des modes de vie et qui semble ne receler aucun secret d'ordre spirituel. La séduction est malhonnête mais elle n'est que l'enfance du rapport à l'autre; le premier moment vite dépassé, la complicité apaisée, non dévoratrice, comme deuxième moment n'est pas à redouter.
Ces rendez-vous qui se contredisent dans les intentions: nous rêvons de toujours nous voir sous le jour de la nouveauté sans cesse recommencée, toujours surpris par le mystère de l'autre, son opaque manière d'être, sa façon de vivre sans avoir besoin de nous, d'une présence toujours sur le départ, et à la fois se voir si souvent, se parler autant, nous mènera nécessairement à dissiper et surmonter le mystère. Tu deviendras cette présence qui a été plus forte que les autres, ce corps qui contrastait, et qui désormais vient se fondre parmi les autres. Tu avais une taille affective que je te conférais et qui te rendait géant, plus coloré que n'importe qui, tu finiras bien par la perdre, car au fond nous ne cherchons qu'à épuiser l'autre, qu'à lui sucer le sang pour enfin se retirer en pensant qu'on peut en finir avec une personne.
J'ai fermé la porte sur ton petit studio, tu étais en chemise rose et jogging adidas, Lévinas ouvert entre tes mains par dessus la couverture, tu avais ce petit air d'enfant méticuleux en train de lire qui se foutait totalement que je m'en aille, air qui finissait de réchauffer toute la pièce, parmi tes choses à toi, dans cette vie personnelle, fermée sur elle-même, que j'ai le droit d'épier en silence. Ton studio est une poche chaude et mordorée, un désordre qui est non pas le fruit de ta négligence mais les traces comme irréversible de tes gestes, l'histoire de tes gestes, cette manière d'être et de faire quand tu te dérobes à la société, aux regards des autres. Au fond nous ne sommes sûrs de rien et cela peut être fatigant à la longue, mais à ce moment précis il était certain que ce studio te protégeait.

vendredi 4 mars 2011

Mourir à 17 heures



Dix sept heures, on a atteint depuis longtemps (généralement cela commence vers 14 heures) ce point où la journée n'avance plus, ce point où elle divague. On ne saurait dire comment se déroule le temps l'après-midi, il fait peut-être des sortes de demi-tours, ou alors ce serait une sorte d'imperceptible camaïeu dont on ne verrait pas la subtile différence entre deux tons, entre 15 heures et 16 heures, et l'on pourrait penser qu'à l'extérieur, l'après-midi, il ne se passe rien en dehors d'une vieille dame qui se dirige vers la Poste, de cette vendeuse dans son magasin, avenante en puissance, portant déjà aux bords des lèvres son "Bonjour Madame", parmi des pulls qui ne demandent qu'à être habités et qui même sur un cintre évoque quelque chose qui ressemble à l'humain, une semi-présence, une femme qui arrive. Ou encore cette femme au bras de son mari qui porte un sac Eres et se trouve dès lors presque nue devant nous, du fait qu'elle suggère la présence de son corps uniquement en tenant le sac d'un magasin de lingerie.
Mais peut-être que ce qui se passe quand rien ne se passe, c'est déjà beaucoup, c'est déjà beau, ce ne sont pas des crimes, des attentats, des bagarres et toutes ces bêtises, mais c'est la paix dans le monde, l'indifférence organisée mais joviale qui se déplie, se réinvente sous nos yeux.
A 17 heures tout devrait être prévisible, les êtres humains sont rangés dans des lieux, dans des bureaux, des activités, des salles, des commerces, des hôpitaux, des idées, l'imagination n'est pas débordée et mourir à 17 heures serait trop anecdotique, ce serait même ne pas vraiment mourir, on aurait droit à une deuxième chance pour mieux mourir, plutôt vers 20 heures.
Depuis le bus 91 je scrute la rue de Rennes, je scrute les silhouettes à travers les vitres des magasins de chaussures, cherchant à savoir qui peut bien y être à une heure pareille, un jeudi, début mars, 2011, avec tout le poids des siècles passés que semble charrier avec lui n'importe quel geste aperçu depuis la fatigue. J'ai l'impression qu'on ne peut rien désirer à cette heure, rien désirer, rien dire, rien acheter. Il n'y a pour moi plus de projets, plus d'enjeux, plus d'urgence, les choses dites importantes, les vies personnelles sont aperçues sous leur jour véritable, cette lumière abricot, naïve et généreuse, les éclaire et les désarme, les ridiculise affectueusement. Tous les interstices sont éclairés, il n'y a pas d'angle mort de la pensée ou de la rue, on se sent précisément tous dans le même bateau. Tout est là, très clair, et rien ne fait plus peur puisque le grave n'existe plus; les soucis pratiques sont au même niveau que les soucis existentiels, tout redevient humain, envisageable, puisque tout reprend taille et forme humaines, tout est à la mesure de l'homme quotidien, de l'homme debout sur le trottoir, épais et vivant sur le trottoir.
Pour se trouver dans une boutique de chaussures, jeudi, à cette heure-ci, alors qu'il ne fait pas encore beau pour avoir idée d'aller acheter des chaussures d'été, il faut être en mesure de fournir un prétexte béton, mais à qui? Il faudrait inventer une police des prétextes pour nous éviter ce genre de pensée dérangeante, déstabilisante qui consiste à se demander pourquoi une femme a envie de chaussures maintenant, pourquoi elle n'attend pas que ça passe comme moi, sans rien faire sinon prendre un bus; il y en a plein et ils voyagent partout. C'est si peu de choses cette femme, mais par son geste c'est sa vie qu'elle dévoile, sa coquetterie, sa féminité, son amour de soi, le fait qu'elle ait du temps libre et tout ce que l'imagination fatiguée peut recomposer. Les gens sont libres, ils sont et font ce qu'ils veulent, imperturbablement, malgré le vertige que cela peut occasionner chez qui s'arrête pour les regarder et les comprendre.
Rue de Rennes, ces dégaines que je n'arrivais pas, pour une fois, à faire seulement passer pour des passants, des figurants. Ce qu'on sait c'est que le figurant vaut moins que l'acteur principal, il est moins payé, moins bien traité et se sait figurant, mais celui que j'appelle passant vaut précisément autant que moi et ne se sait pas passant. Il est lui-même, le corps dans sa vie, tout à son point de vue, et c'est ce décalage entre ce que je suis, et à quel point je compte à mes yeux, et à quel point j'aurais tendance à dire que ce passant ne compte pas, qui me saisit depuis mon coin de bus. A ses yeux il est tout, il est tout de la même manière que je suis tout pour moi, le passant n'a jamais été un passant. Le passant était pratique jusque là, c'était celui qui entrait et sortait du cadre, or personne ne sort ou n'entre dans le cadre, il n'y a pas de cadre, et finalement, c'est bête mais tout compte et du même coup, pour que tout compte il faut que je ne compte plus. Pendant que le monde compte je me dilue dans les objets, les gens, les transports, les tickets de métro, les séances de cinéma en plein après-midi, les discussions, les vêtements, les bijoux, les chéquiers, les distributeurs de billets, les sacs et leur contenu, les vitrines, les objets entassés dans le ventre des appartements, les objets qui ne se vendront pas dans les magasins, je suis avec ce léger tintement de clé à travers le cuir du sac de cette femme, je suis avec le bruissement plaintif du papier journal que personne n'écoute jamais, ce bruit déjà parasite, je suis avec le verre de soda posé sur un guéridon dans un coin de la ville, le verre de soda auquel s'accroche la fille timide devant ce garçon, le verre qui est tout pour sa main et qui n'est rien pour la ville. Tout ne peut pas compter en même temps, ce serait insoutenable, on serait tous en larmes dans les rues, mais cette joie évidente, ce sourire dans le ventre, l'oeil qui s'humidifie gratuitement, il y a un moment où je ne peux pas le nier et où je me rends disponible, où j'ai l'impression que c'est le signe d'une clarté, d'une lucidité spéciale, mystique mais sans chichis et qui se dérobe bientôt à moi, qui va retomber comme toute euphorie secrète retombe toujours, à ce moment là, dans ce coin de siège qui est un coin de bus, de rue, de ville, de monde, à ce moment là je crois bien que presque tout a compté.