jeudi 10 novembre 2011

«[…] et les mégères informes, les rebuts de l’humanité assis sur le pas des portes (l’alcool ayant causé leur perte) en font autant; on ne peut pas régler leur sort par de simples décrets ou règlements, précisément pour cette raison : ils aiment la vie. Dans les yeux des gens, dans leur démarche chaloupée, martelée, ou traînante; dans le tumulte et le vacarme; les attelages, les automobiles, les omnibus, les camions, les hommes-sandwiches qui se frayent un chemin en tanguant; les fanfares ; les orgues de barbarie : dans le triomphe et la petite musique et le drôle de bourdonnement là-haut d’un avion, dans tout cela se trouvait ce qu’elle aimait : la vie ; Londres ; ce moment de juin. »
Mrs Dalloway - Virginia WOOLF

Je marchais dans la rue avec mon ami G. et je ne sais plus ce qu'on se racontait mais cela m'a fait sourire. Tout en même temps je regardais autour de moi, car discuter en marchant libère le regard et c'est comme si deux fils narratifs se déployaient parallèlement : celui de la vision et celui de la parole. Au même moment mon regard a heurté une série de rats suspendus en l'air dans la vitrine d'une boutique bizarre qui vend des animaux empaillés. J'aurais pu interrompre la discussion, mais dans ce jeu de forces qui s'opposaient, ville contre discussion, la discussion a pris le dessus. Ce n'est qu'une fois dans mon lit que l'image de mon sourire venant cogner sur les rats m'est revenue avec un halo d'irréalité.
Paris grouille. Lors de mes promenades (je marche beaucoup à Châtelet en ce moment) j'y vois des choses très belles et surprenantes, non pas tant surprenantes en elles-mêmes que par contraste avec ce qui arrive, ce qui précède, ce qu'on a derrière la tête, et ce qui surgit effectivement devant nous : un homme sur un monocycle, un groupe d'abrutis déguisés en Teletubbies, des corbeaux près d'une poubelle, un groupe de filles incroyablement vulgaire, un slogan sur une boutique de vêtements "Le pyjama est mort, vive le pyjama !", des fous qui viennent me parler, le Forum des halles qui, ayant disparu, nous redonne un peu le ciel. Cela n'a l'air de rien comme ça, mais dans la solitude de la promenade on est attentif et affecté par ces choses-là; ce sont des images qui s'épanouissent, éclosent en nous comme des fleurs de couleurs différentes qui monopoliseraient nos organes. Quelque chose s'interrompt, une autre chose surgit, c'est un foutoir énorme qui vient piquer, pincer, enquiquiner la trame de nos pensées, finit de s'y infiltrer, crachant ses spots publicitaires entre deux états d'âme. Et l'on se demande comme tout ceci peut exister, ensemble, en même temps, car tout cherche à dissoner, à se contredire, et chaque parcelle de Paris coupe la parole à la suivante.
Pourquoi ce n'est plus agressif ? Parce que nous faisons partis de la toile, que nous sommes la ville pour les autres, le passant, le piéton, le client, l'imbécile urbain. Nous pensions être d'une tonalité différente, éclairé autrement, or nous sommes fondus dans la grisaille fraîche et électrique, incapable de nous arracher à cette matière urbaine et gluante. Il y a toujours un peu de ville dernière nous, les gens nous regardent et embarquent dans leurs images un peu de cet arrière-plan instable.
La ville n'est que l'envers de notre intériorité, ainsi j'oscille et me réjouis d'osciller entre l'anecdotique et le gravissime, quel sandwich acheter et que faire de sa vie et qui aimer en passant par "ces chaussures sont pas mal", l'intime et l'urbain, le visage d'un ami (comme le point reconnu, familier, à partir duquel se déplie l'étrangereté du monde) et une bande de rats morts imbéciles. Guillerets mais peut-être épuisés, nous nous engouffrons dans le métro comme pour échapper à la prochaine vague.

Virginia Woolf aurait adoré.

mercredi 2 novembre 2011

Cinéma


Aux amis,



"Minnie: You know with me, it just seems like I get more so... I get more aroused, more willing to give of myself. You know the world is just full of silly asses that just want you body... I mean not just your body... your soul, your heart your mind, everything, they can't live until they get it. And then they get it... and they don't really want it.

Florence: They're just crazy.

Minnie: Yeah... you know in movie's its never like that. You know I think movies are a conspiracy! They actually are because they set you up, Florence! They set you up from the time you are a little kid! They set you up to believe in... everything... ideals and strength and good guys and romance and of course... love. Love, Florence!
"
Minnie and Moskowitz - John Cassavetes

Trop vu de femmes venant en couple et qui s'abandonnaient davantage à leurs hommes qu'aux films, je les ai toujours détestées pour cette façon qu'elles ont de nous faire sentir qu'elles auraient pu être autre part mais qu'elles venaient quand même ici pour nous embêter, nous qui ne pouvions être nulle part ailleurs. Elles ont le goût de ces fêtes qui se jouent sans nous, où se regarder face à face et se parler cordialement suffit à se dire que nous sommes tout à notre interlocuteur. Comme si la sincérité n'était pas un nécessaire désaccord, décalage, qu'il s'agissait d'assumer. Nous assumons le fait que nous rêvons. Nous ne laissons pas nos rêves nous distraire, nous les regardons en face, et ce que nous avons derrière la tête finit de coïncider avec ce que nous avons devant les yeux. Un rêve derrière, un rêve devant. C'est le cinéma.
De pétulantes idiotes donc, dont la seule présence nous riait au nez, faisait de nos images du monde, de nos images-mondes, un monde d'images, ces objets gentils, ces objets caressant par dessus les caresses de leurs types. Elles s'intéressent aux films, à l'histoire, elles ont un avis sur le cinéma italien en général. Je venais m'asseoir à côté d'elles, démunie, c'est-à-dire disponible, et dès que la lumière s'éteignait, il s'agissait de cueillir les questions qui étaient autant les miennes, les nôtres, que celles du film, et de confondre nos réponses, de se rassembler dans la réponse : le film, moi, les autres, le monde, elles aussi, si elles voulaient. De faire tout exploser, que tout déborde dans tout, que les larmes aient pris assez d'élan pour glisser jusqu'au cou, que les rires gênent le voisin, me gênent moi-même, bref, que le corps chauffe et déborde dans les limites imposées par le siège et le voisin et la civilisation en général. Contenir un débordement : voilà ce qu'on recherchait. Comme l'image se contient dans les limites de l'écran, mais ne tend qu'à se projeter sur une surface toujours un peu plus grande. C'est cette limite du siège qui nous incite à l'expansion.
Pourtant il y a des jours où on a été ces autres femmes, on est venus avec cet homme, cette femme, et on a beaucoup plus pensé à lui qu'au film. On l'a fait mais on a honte, c'était comme si on s'était servis d'un ami comme d'un moyen. L'espace d'une séance nous avons été ingrats, indignes, mais les sièges résistaient à notre envie d'en basculer les dossiers pour mieux faire chavirer les corps, et personne n'échappait à l'écran. Will Smith ou Jean Marais nous dévisageaient.

On les sent ces spectateurs à qui un mauvais film ou un bon film est une question de vie ou de mort, miser sur un film, miser sur la vie, c'est tout pareil, à chaque film on rejoue tout, on rejoue le goût qu'aura le trajet du retour et les pensées du métro et la tonalité des discussions avec les amis, on joue la journée, on joue l'humeur, personne ne dira le contraire : jouer ça c'est tout rejouer. Après un bon film on rentre chez nous plus prestement, on sautille presque, en fait on ne sautille qu'intérieurement, plein d'un secret qu'on s'impatiente de divulguer, de faire découvrir ou parfois, seul plaisir d'aller dire aux copains "moi aussi maintenant je le connais".
Le cinéfou, il passe devant les cinémas avec cet air de fausse nonchalance, de faux "pourquoi pas un cinéma", encore un pas et il ne se serait pas arrêté paraît-il, et il regarde le programme, il regarde le programme de cet oeil qui se laisse tenter par un synopsis mais qui secrètement connaît par coeur ce programme. C'est qu'il doit entamer la petite danse du spectateur se laissant séduire ne serait-ce que pour les quelques personnes alentours ou pour lui-même, pour se persuader qu'il y avait d'autres options que le cinéma.

Minnie and Moskowitz de Cassavetes. Florence et Minnie reviennent d'un film avec Humphrey Bogart, se soûlent gentiment entre copines et parlent de cette brisure, brisure que tout cinéphile porte en lui : elles ont trop aimé la vie en aimant le cinéma, à travers le cinéma, et la vie n'est pas à la hauteur de cet amour. Pas assez à la hauteur pour qu'on puisse un jour avoir envie de se passer de cinéma et arrêter d'avoir envie de se passer de réel. "Les films sont des conspirations" qui nous ont fait croire à un idéal, aux good guys, à l'amour, en oubliant qu'on finirait par aller chercher ces trésors dans la vie même, qu'on ne les trouverait pas, qu'on finirait par haïr le cinéma. Trésor au pied d'un arc-en-ciel. Le cinéma a cru qu'il hisserait ce monde à la hauteur de sa réalité, sans penser que le monde n'arriverait un jour plus à suivre et que le cinéma ne serait que le référent à partir duquel se mesurerait l'écart. Le cinéma devait nous permettre d'identifier les Charles Boyer et Bogart de notre monde, on pensait qu'il nous disait "il y a des Charles Boyer, il y a l'amour, voilà à quoi ça ressemble", et on devait aller chercher tout ça, et quand Minnie et Florence y sont allées, elles n'y ont trouvé que des absences, des manques, des trous et des déceptions. Alors Cassavetes a fait un film sur un cinéma qui ne mentirait à personne, un cinéma partant d'un pessimisme, du visage-chagrin de Gena Rowlands, pour voir si à partir de prémisses sinistres mais magnifiques, on pouvait, en toute honnêteté, arriver à la joie, à l'amour.

Quarante ans plus tard ce sont les personnages de Sexe entre amis qui se plaignent d'avoir été bernés par le grand amour des films hollywoodiens. Leur cynisme semble n'être que l'effet d'un romantisme déçu n'attendant que la bonne occasion pour se manifester. Mais les questions ne sont pas les mêmes, car les personnages de Sexe entre amis ont la vacuité des monstres et sont orphelins d'un cinéma qu'ils ne comprennent plus. Minnie aimait le cinéma, et le détestait de l'avoir trop aimé, on a beau dire, c'est un amour qui se construit toujours contre le monde. L'amour, elle en avait et elle y trouvait son écho dans le cinéma. C'était le monde qui était trop méchant, et on peut se passer de cinéma, mais pas d'un rapport au monde, alors le monde posera toujours problème.
Les personnages de Sexe entre amis miment le manque de ce qu'ils ne comprennent plus, un manque qui est double : un manque qui les concerne et un autre qui concerne le monde, inutile de dire qu'à trop y réfléchir ils finissent par se confondre. Car le problème n'est pas tant de savoir si l'amour existe que de comprendre que pour qu'il puisse exister encore faut-il que nous puissions exister véritablement. Ici le cinéma constitue l'outil paradoxal de nos existences en ce qu'il est un miroir d'un état de choses, de nos existences, et possibilité de leur dépassement qui se fait toujours à notre image et dans les limites (robustes mais négociables) de cet état de choses, en tant qu'il reste miroir.