dimanche 9 décembre 2012

N'importe quoi




"Il n'est pas de "n'importe quelle façon" (anyhow) qui ne débouche sur "une certaine façon" (somehow), c'est-à-dire sur quelque chose qui n'est pas du tout n'importe quoi, n'importe quelle façon, mais au contraire cette réalité-là et nulle autre, cette façon qu'elle a d'être et aucune autre façon."
Le réel (Traité de l'idiotie) - Clément Rosset

La terrasse du bar était étroite, un groupe de jeunes était assis à côté de nous, les paquets de cigarette, les portables et les briquets jetés en vrac sur le guéridon, comme s'ils s'apprêtaient à les jouer. Des personnes devaient se lever pour que d'autres passent, nous étions serrés comme de joyeuses sardines qui auraient accepté d'être encore un peu plus serrées. Il était bientôt 18 heures, l'heure du café pour les étudiants qui n'ont pas d'heure, et bientôt l'heure pour moi d'aller au travail à Pompidou, ranger les livres. Je fais le point sur ce moment où je suis là en face d'Aline, je le compare à cet instant de ma jeunesse où je me souviens avoir désirer être indépendante, me maquiller, prendre les transports, mais plus que tout, je désirais faire cela et oublier que je le faisais, le faire normalement, banalement, quasiment comme une corvée, comme un enfant qui boude et qui rechigne à faire même ce qui lui plaît. Je voulais ce devenir-corvée des choses, devenir un adulte capricieux, un adulte libre. On pouvait très bien me rétorquer que la liberté c'était tout autre chose, j'étais et je reste persuadée que la liberté a le goût d'une petite chose, le prosaïsme qui consiste à aller acheter un journal à se choisir une table au café en attendant un ami - ni plus ni moins, choisir, parmi toutes les choses à faire, l'affairement, calme et désinvolte, de la fourmi.

Alors avec le temps j'ai commencé à porter des talons, des manteaux plus cintrés, un maquillage quotidien, je me suis mise au rouge à lèvres, j'ai plusieurs sacs, j'ai "des affaires" et des amis avec qui je peux organiser des cafés à l'improviste - je bois du café, je bois du thé, je fume. Je suis devenue ce que je voulais être : une jeune femme qui fait des choix, possède des choses, se déplace toute seule, et est parfois très occupée. J'ai toujours aimé voir le visage des gens affairés sans savoir ce qu'ils faisaient vraiment, employé de magasins ou secrétaire de dentiste, leurs mains se trouvaient hors de ma vue, derrière un bureau, et alors je ne voyais que cet air refermé, au-delà même de l'indifférence, dans un ailleurs qui parce qu'il m'excluait, me fascinait totalement - et je voulais ça pour moi, je voulais exclure les autres par une besogne quelconque.
Aline buvait un café crème et moi un thé et nous discutions, j'allais très mal, mais le seul fait que quelqu'un soit là, que quelqu'un parle avec moi et ma sociabilité reprend le dessus. Je retrouve de ma souplesse et j'analyse volontiers, non pas que ce mouvement de sociabilité en recouvre un autre : il l'annule quasi complètement, comme si la présence d'un ami limitait la profondeur du gouffre, et d'une poigne, me retenait dans ma chute. Nous étions serrées sur cette terrasse, il faisait nuit, et 18 heures et l'heure à laquelle la ville est lourde et encombrée d'objets, il y a une sorte de cafouillage entre la nuit qui tombe et l'activité obstruée du jour qui se poursuit. Quelque chose sonne faux mais qui plaît énormément, comme lorsque la pluie se lie au soleil, et que le simple fait que l'on remarque cette dissonance nous faisait gagner en acuité. Lors de ces débuts de soirée d'hiver et on ne sait jamais trop où se mettre quand on ne fait pas partie de ceux qui rentre chez eux. Mais nos deux visages, tendus l'un vers l'autre, trouvaient au-delà de ce chaos urbain une place modeste pour se parler, (petit guéridon, petites chaises) se reposer l'un sur l'autre, timides, chiffonnés, éclairés, bienveillants aussi, Aline avait les cheveux mouillés par la pluie. On ne se connaît pas tant que ça avec Aline, mais c'est ça qui fait que la discussion peut être davantage générale, parce qu'on ne fait pas le décompte de tout ce qu'on doit se cacher, de tout ce qui ne se dit pas à l'autre et qu'on réserve plutôt pour un autre ami, il n'y a pas de registre, pas de jugement non plus. Et en lui parlant de R. qui venait de me quitter et de ses histoires à elle, j'en ai conclus qu'en amour on pouvait "tout faire avec n'importe qui", j'ai vu son visage s'éclairer d'un sourire d'approbation qu'elle a mis du temps à délaisser, elle approuvait terriblement. J'étais contente d'avoir marqué un point, d'avoir dit quelque chose de juste et je me suis fait la réflexion qu'il fallait que j'écrive cette réplique dans mon carnet (je l'ai écrite cinq jours plus tard dans le métro, parmi d'autres).

Je me disais : voici une phrase comme je les aime, une phrase assez ésotérique pour n'être comprise que par ceux qui sont passés par ce raisonnement, et qui témoigne d'une maturité de ma part, du fait qu'à force de me frotter au monde mes idées finissent par changer, par aiguiser leurs pointes, des idées ni trop grandes ni trop petites à porter, savant mélange d'idéalisme et d'expérience du monde - je constate qu'entre les idées que je délaisse et les idées que je choisis il n'y a souvent que le point de vue qui change, ce n'est juste qu'une question de formulation : comme une ligne de mots que s'applique à tracer un élève apprenant à écrire et dont le dernier mot de la ligne serait parfait, j'arrive à ce tracé parfait, ni tremblé ni trop affirmé, mélange d'inspiration et d'académisme. Cela voulait dire je n'étais plus à l'âge des a priori, des idées qu'on fixe en attendant l'âge de les vérifier. Je me sens déjà à l'âge de la vérification (d'un certain lot bien précis de vérifications, il y a encore des choses qu'on me garde pour plus tard). Et je disais donc cette phrase, "on peut tout faire avec n'importe qui" qui dans ce contexte précis voulait dire : on peut vivre une grande histoire d'amour avec n'importe qui. Mais je me suis reprise, et j'ai dit "enfin, avec un grand nombre de personnes". mais cela atténuait l'aspect définitif et tranché de la formule.
Son sourire voulait dire qu'elle comprenait cette phrase comme il fallait, c'est-à-dire qu'elle la comprenait tellement bien qu'elle m'autorisait à le penser, m'enjoignait de continuer à le penser, puisque à présent nous serions deux à le penser. Elle comprenait que ça ne voulait pas dire que l'on revoit ses exigences à la baisse mais que désormais tout se fait dans le sens de lecture inverse, à l'âge où l'on pensait que quelqu'un quelque part était fait pour nous et qu'il fallait trouver cette personne, désormais on sait qu'avec un peu de temps accordée à une personne, celle-ci peut trouver grâce à nos yeux. On laissait tomber les "âmes-soeurs", pour préférer le mot qui en toutes circonstances nous fait frémir dans nos lits et dans le métro, nous, jeunes femmes : une rencontre.

C'est ce qui est arrivé avec R., que j'avais rencontré une première fois à un dîner chez une amie et avec qui je n'avais pas parlé. Trois quatre ans après nous travaillons ensemble au Centre Pompidou comme "vacataire de rangement". Je suis arrivée dans ce petit boulot avec mon mépris habituel, petite carapace pour une tortue malade et snob à ses heures, sorte de basse continue qui me fait tout mépriser en bloc, comme si une grisaille s'abattait sur les êtres. On ne se souvient jamais du moment où ça se goupille, mais un jour nous avons travaillé ensemble dans le même secteur et ça a duré quelques semaines. De sa part je n'acceptais pas que, même en tant qu'ami, il veuille m'apprendre et me faire découvrir des choses, par orgueil, et parce que je le pensais incapable de le faire. Je pensais qu'il lui faudrait du temps pour avoir une idée à peu près juste de moi mais que ce qu'il l'éloignait de cette compréhension c'était qu'il était déjà ailleurs, dans une image erronée qu'il se faisait et qu'il nourrissait sans mon autorisation, en gros : petite meuf en philo, pas vraiment mon genre mais bonne discussion. Mais nous pouvions nous entendre par-delà ce malentendu, il y a des conversations qu'on peut avoir avec tout le monde. Je n'attendais aucun jugement juste de sa part, aucune pertinence, je le trouvais très adolescent, avec ce côté très "partant" que les jeunes ont : ils sont partants pour tout, il avait l'air partant pour tout, avec cette voix, dernière trace d'une adolescence un peu échevelée. Nous nous voyions tous les jours à la bibliothèque, nous étions dans le même secteur et discutions de notre journée et de notre vie sentimentale appuyés contre des étagères et des chariots. Dans ce nouvel agencement si particulier (des rayonnages, des chariots, des étudiants qui étudient, une lumière assez crue) qui nous imposait le face-à-face et le récit quotidien de notre journée et de nos états d'âme, de nouvelles manières me sont venues, des tics qui ont fini par le contaminer aussi : il a pris les miens et j'ai pris les siens, nous étions comme deux petits coquillages quasi identiques. Son arrivée chaque soir dans les locaux de la bibliothèque commençait à me devenir rassurante, c'était R., cette présence amicale avec qui nous avons fini par partager la rationalité : il était une zone, une source de rationalité à laquelle je pouvais me reporter. Je pouvais repartir puis revenir en sachant où nous nous étions arrêté. De son propre chef et selon mes déboires amoureux et mes pessimismes il ajustait ma pensée, y apportait ses propres nuances par de petits coups de pinceaux très adroits, on finissait par construire des petits pâtés de sable qu'on laissait derrière nous et qu'on reprenait le lendemain. A plusieurs reprises ses opinions et ses jugements dépassaient ce que je pouvais attendre de lui et au final toutes nos conversations étaient autant de "détrompe toi" qu'il m'assénait.

Au-delà de tout ce qu'il essayait d'être, des rôles qu'il jouait, des attitudes qu'il se donnait, jaillissait du fond de cette surface difficile à décaper ce qui m'intéressait réellement, ce par quoi nous pouvions nous retrouver, ce qui est identique en chacun de nous mais que nous travaillons avec notre propre style, avec une unique et inimitable intonation : ce puits sans fond de rationalité, de jugements sur le monde qui m'intéressaient, m'éblouissaient doucement, toujours un peu plus. J'aime plus que la simple idée d'avoir une idée juste sur les choses, j'aime qu'une personne ait des idées sur des choses très précises, qu'elle se bricole des avis sans qu'on ne lui ait rien demandé, j'aime ceux qui croient qu'entre soi-même et le monde s'établit de manière évidente un dialogue, et qu'il nous faut répondre à tout, avoir toujours sa version des choses. Il était de ce genre-là, je l'ai découvert assez tardivement, parce qu'il a fallu que cela se répète pour que je finisse par le remarquer, que cela se répète même beaucoup, comme je n'étais pas disposée à y croire ou à remarquer quoique ce soit chez lui. Mais j'ai fini par le relever, comme j'ai fini par remarquer ses bras fins aux veines tendues qui pulsaient en-dessous de son grand tatouage noir placé sous la saignée et qui est très érotique, tellement érotique (j'aimais dire "sexy" quand j'y étais autorisée, quand ce tatouage était à moi) que je finissais par m'en interdire une vision trop prolongée pour ne pas qu'il me prenne sur le fait.
"On peut tout faire avec n'importe qui" : j'ai appris avec R. que finalement peu de choses et peu de personnes ont le temps de naître sous nos yeux, que cela demande un temps que nous n'avons pas, que j'avais et que j'ai toujours dans le contexte d'un petit boulot et d'une rencontre impromptue avec un garçon croisé il y a quatre ans à un dîner - cela aurait pu ne pas, mais c'est arriver et c'est cette fragilité de l'événement, cette vulnérabilité extrême qui donne finalement le plus envie de s'agripper aux gens. La nécessité telle qu'on l'entend n'existe pas, ne me fait pas envie, ce qui m'intéresse c'est ce moment où rien ne nous attend, au fait que nous ne devions pas nous rencontrer et que nous n'avions rien à nous dire. Ce "on peut tout faire avec n'importe qui" c'est ce désir de bricolage avec la contingence. Ce temps donc, ce temps que j'ai eu avec R. c'est celui (maintenant avorté) que mettent les choses et les êtres pour tourner sur eux-mêmes, effectuer un tour complet et faire briller leurs facettes les plus imperceptibles devant nous. Celles qui apparaissent et disparaissent au détour d'une expression, d'un froncement de sourcil de renard blessé qui suffit à ouvrir une brèche d'où se laisse apercevoir le monstre désirable tapi en lui - le temps d'une seconde l'oeil brille de désir, et désire tout ce qu'il ne voulait pas voir.

à suivre

photo - A l'aventure de Jean-Claude Brisseau

samedi 21 juillet 2012

Peau

L'autre jour à la Cinémathèque j'ai été présentée à un ami d'ami, que j'avais déjà vu ailleurs, que je reconnaissais mais dont il me semblait que je le considérais pour la première fois aujourd'hui, dans ce contexte aplani, trop calme pour seulement faire semblant de s'intéresser aux gens : juillet et une séance de cinéma mineure où l'on se croise au 51 avec chacun nos lectures respectives, nous étions partis pour lire et puis finalement nous discutons cinéma. Et puis cette attention, qui est la mienne en ce moment, et qui faute d'être fortement mobilisée, s'agrippe à tout avec une égale intensité - un temps, une période de l'année, propices aux passions inutiles, mon temps libre aimant s'écouler en temps perdu, échappant à toute idée d'utilité si ce n'est pendant quelques petites heures sur une semaine.
Nous avons assisté à la séance ensemble, à trois, puis fumé des cigarettes dehors, ils sont allés voir le documentaire qui suivait, je n'avais pas le courage de les suivre, un peu excédée par la médiocrité des films de la rétrospective. Mais pendant tout ce temps où il s'agissait de rester côte à côte et de se parler, uniquement lié par cet ami commun, j'ai été comme un peu troublée par sa présence, désarmée par mon incapacité à le juger, à exercer sur lui cette cruauté impunie du jugement intérieur. Cela tenait à son visage, je le soupçonnais d'être un faux beau, puis ensuite un faux moche, et dans cette indistinction, dans ce scintillement entre deux états physiques (qui parle pour l'état moral) s'établissait une forme de promesse bizarre, reposante, en ce qu'elle m'évitait de trancher. Quand on ne peut pas trancher il y a la stupeur, mais également l'inauguration d'une rencontre un peu douloureuse, en ce qu'elle n'a lieu que pour vous : vous rencontrez quelqu'un qui ne vous rencontre pas, vous refuse en souriant.
C'était une présence ouverte, une brèche que je n'arrivais pas à catégoriser, mais uniquement à approuver au seul niveau des apparences - on sous-estime un peu trop la sympathie des apparences, une gueule qui en approuve une autre, sourit à son étrangeté, s'apaise à sa seule vue : on y trouve un visage, si rapidement.

Je savais pertinemment que nous ne serions pas amis, en tout cas pas tout de suite, et que peut-être comme très souvent, nous nous retrouverons ailleurs, mais donc pas tout de suite et peut-être jamais, mais ce "pas tout de suite" reste tout de même assez probable, on peut miser sur lui. Patiemment et sans frustration je l'ai laissé filé, lui ai dit au revoir, tout en ne sachant pas si par quelques phrases et quelques échanges j'étais arrivée à lui faire forte impression, je pariais plutôt sur le contraire, je n'étais pas autre chose qu'une silhouette sympathiquement insipide, j'étais dans un de mes jours de rien du tout. J'étais quand même contente de me rendre compte un peu tard dans la conversation qu'il était l'auteur d'un article que j'avais beaucoup aimé et que j'avais donc un compliment très sincère à lui faire, par la flatterie on commencerait à se lier.
A un moment le vent à ouvert un pan de sa chemise, laissant apparaître un bout de son torse qui donnait l'impression d'avoir été brûlé au soleil. La surface semblait rugueuse, pigmentée, asséchée, excessivement bronzée et peu poilue, c'était une carte postale de chair. Tout un corps se devinait, toute une attention, la mienne, se trouvait redirigée vers ce corps qui bat sous le vêtement, ce corps qu'on vous enjoint d'oublier, il était là, entièrement présent dans sa partie, le bout de torse appelant à lui la peau des pieds, la peau des jambes, la peau du ventre. Une partie du territoire amenait à tracer la carte de son corps, avec ses textures, ses zones à risques, ses plaines plus ou moins frippées, plus ou moins sèches chez un homme; variété des peaux chez l'homme, variété des courbes et creux chez la femme.
Moi qui étais donc en pleine réflexion sur les mauvaises séances de cinéma que je vivais comme du temps perdu, du temps octroyé à la mort, mauvaise séance devant laquelle rivalisait ce bout de peau frémissant, musculeux, coloré, parcouru, silencieusement profané par le regard. Dévoilement troublant, non pas tant pour ce qu'il découvre que pour ce à quoi il oblige : une unique sorte de pensée, nécessairement érotique - le fétichisme c'est d'abord ça, vivre une vie à la vue d'un bout de peau, tout penser par la simple érotique. Troublé d'être pris sur le fait par soi-même.

mardi 27 mars 2012

Nostalgie de la lumière

j'ai encore bu un kir avec le ventre vide, déjà hier c'était le cas, c'était un kir énorme mais dès que je me suis dit "énorme n'est pas le mot, dis toi plutôt qu'il est généreux et donc réjouis toi", alors je me suis réjouis, la belle translucidité colorée faisait tout de suite penser aux joues des filles ivres et à des bouches brillantes et sucrées, au fond j'ai toujours aimé certaines boissons pour l'imaginaire qu'elles convoquaient plutôt que pour ce qu'elles étaient vraiment, le kir était sur sa fin, un peu dégueulasse et j'avais faim. Déjà une petite ivresse me collait aux pattes, une conscience-ivresse comme une altération déplaisante parce que tout à fait inutile, pour l'inspiration, pour l'intensité de la vie. Aller sur cette terrasse de café et commencer à lire c'était ma façon à moi de faire comme si le printemps changeait quelque chose, pourtant j'ai toujours détesté les beaux jours et mais commencer à les aimer ne m'inquiète pas, je n'ai pas l'impression de céder à une mode ou de perdre une quelconque excentricité, je préfère constater que je suis heureuse plutôt qu'excentrique, l'adolescence se termine et on commence à se tourner plus volontiers vers la lumière. Le pessimisme de mon adolescence était comme un luxe que j'admire encore pour sa radicalité, je n'espérais rien et mon visage était vidé par la tristesse, c'était une dépression d'une telle pureté et d'une sincérité déchirante en même temps qu'un luxe que seul peut s'offrir l'optimisme objectif de la jeunesse. Je me souviens n'avoir jamais été autant malheureuse de ma vie, mais c'était une tristesse sécurisée, retenue par mille filets de sécurité qui me séparaient de tous les âges de ma vie : ma jeunesse s'est ainsi déroulée en vase clos, elle ne concerne ni n'entache vraiment le ciel ouvert de mon âge adulte, cet âge qui semble donner à chaque moment et à chaque perception son importance, son influence décisive sur l'existence toute entière, certaines perceptions, certains moments sont moins décisifs que d'autres mais reste que tout est décisif, rien n'est oublié et nous sommes toujours au bord d'un traumatisme, d'un vacillement - voilà la responsabilité, même les perceptions sont responsables, nous commençons à devenir la somme de quelque chose alors que l'addition de la jeunesse est oubliée.
Ce fond de l'air printanier est indescriptible et me bouleverse, j'aimerais que ce ne soit pas dû à un souvenir important vécu dans cet atmosphère, j'aimerais être capable d'être bouleversée par autre chose que par des résurgences, que mes sentiments du moment poussent comme des caprices qui n'appartiennent qu'à moi. Bref cet air, si je devais le décrire, je dirais qu'il est comme le début d'une moiteur, qu'il me donne le sentiment que des choses se passent pour les autres (des romances, des choses comme ça), que j'en serai possiblement le témoin mais que de mon côté rien ne se passera. Cet air printanier c'est comme le sentiment tragique de la vie, d'autant plus tragique qu'il ne me serait pas adressé. Une fille devant moi tâte les Vélib comme on tâte les fruits chez le primeur pour en choisir les meilleurs, j'ai déjà vu cette façon de procéder des dizaines de fois, aller d'un Vélib à un autre, donner un petit coup dans les roues, mais ce n'est que maintenant que la comparaison me vient comme une fulgurance parfaite.
Cette terrasse de café et puis maintenant cette marche, se dire que rentrer à 21 heures c'est raisonnable sans être déprimant, ce n'est rien d'autre qu'une manière de graisser le fil de la pensée, lui rendre un peu de sa plasticité, faire comprendre à chaque idée, chaque émotion, que sur le sol aplani et serein de l'oisiveté elles peuvent toutes surgir à tout moment. Je déteste la rondeur ambiguë du lundi, qui nous fait croire au recommencement chaud et douillet d'un cycle alors qu'on ne peut s'empêcher de penser que la semaine n'existe pas et que la rondeur des cycles, la quotidienneté, ne sont là que pour hacher menu l'irrécupérable, le rendant facile à avaler.
En sortant dehors tout à l'heure je me suis studieusement rappelée qu'il fallait être fasciné par la lumière, par sa générosité et sa rondeur, elle dégouline sur le monde comme un liquide phosphorescent, un acquiescement à tout ce sur quoi elle se penche. Ici l'acquiescement est total, tout est maintenant illuminé et cette lumière rend à toute chose sa concrétude, sa lucidité : les rues, les bâtiments et les trottoirs réintègrent leur pleine solidité, les contours de la ville sont mieux esquissés, on se casserait les dents même contre les ombres.Voici le trottoir et voici la boulangerie, sous cette lumière on ne peut plus se tromper, toute vision a quelque chose du choc frontal, le visage des autres est découvert jusqu'à la racine des cheveux, on voit jusqu'aux mains un peu gercées, jusqu'aux doigts de pieds étouffés de vernis mal étalé, les gestes sont d'une irréductible clarté, on sort son briquet avec la plus grande franchise et jeter un simple coup d'oeil à un homme consiste ici, dans cette lumière, à le dévisager.