samedi 21 juillet 2012

Peau

L'autre jour à la Cinémathèque j'ai été présentée à un ami d'ami, que j'avais déjà vu ailleurs, que je reconnaissais mais dont il me semblait que je le considérais pour la première fois aujourd'hui, dans ce contexte aplani, trop calme pour seulement faire semblant de s'intéresser aux gens : juillet et une séance de cinéma mineure où l'on se croise au 51 avec chacun nos lectures respectives, nous étions partis pour lire et puis finalement nous discutons cinéma. Et puis cette attention, qui est la mienne en ce moment, et qui faute d'être fortement mobilisée, s'agrippe à tout avec une égale intensité - un temps, une période de l'année, propices aux passions inutiles, mon temps libre aimant s'écouler en temps perdu, échappant à toute idée d'utilité si ce n'est pendant quelques petites heures sur une semaine.
Nous avons assisté à la séance ensemble, à trois, puis fumé des cigarettes dehors, ils sont allés voir le documentaire qui suivait, je n'avais pas le courage de les suivre, un peu excédée par la médiocrité des films de la rétrospective. Mais pendant tout ce temps où il s'agissait de rester côte à côte et de se parler, uniquement lié par cet ami commun, j'ai été comme un peu troublée par sa présence, désarmée par mon incapacité à le juger, à exercer sur lui cette cruauté impunie du jugement intérieur. Cela tenait à son visage, je le soupçonnais d'être un faux beau, puis ensuite un faux moche, et dans cette indistinction, dans ce scintillement entre deux états physiques (qui parle pour l'état moral) s'établissait une forme de promesse bizarre, reposante, en ce qu'elle m'évitait de trancher. Quand on ne peut pas trancher il y a la stupeur, mais également l'inauguration d'une rencontre un peu douloureuse, en ce qu'elle n'a lieu que pour vous : vous rencontrez quelqu'un qui ne vous rencontre pas, vous refuse en souriant.
C'était une présence ouverte, une brèche que je n'arrivais pas à catégoriser, mais uniquement à approuver au seul niveau des apparences - on sous-estime un peu trop la sympathie des apparences, une gueule qui en approuve une autre, sourit à son étrangeté, s'apaise à sa seule vue : on y trouve un visage, si rapidement.

Je savais pertinemment que nous ne serions pas amis, en tout cas pas tout de suite, et que peut-être comme très souvent, nous nous retrouverons ailleurs, mais donc pas tout de suite et peut-être jamais, mais ce "pas tout de suite" reste tout de même assez probable, on peut miser sur lui. Patiemment et sans frustration je l'ai laissé filé, lui ai dit au revoir, tout en ne sachant pas si par quelques phrases et quelques échanges j'étais arrivée à lui faire forte impression, je pariais plutôt sur le contraire, je n'étais pas autre chose qu'une silhouette sympathiquement insipide, j'étais dans un de mes jours de rien du tout. J'étais quand même contente de me rendre compte un peu tard dans la conversation qu'il était l'auteur d'un article que j'avais beaucoup aimé et que j'avais donc un compliment très sincère à lui faire, par la flatterie on commencerait à se lier.
A un moment le vent à ouvert un pan de sa chemise, laissant apparaître un bout de son torse qui donnait l'impression d'avoir été brûlé au soleil. La surface semblait rugueuse, pigmentée, asséchée, excessivement bronzée et peu poilue, c'était une carte postale de chair. Tout un corps se devinait, toute une attention, la mienne, se trouvait redirigée vers ce corps qui bat sous le vêtement, ce corps qu'on vous enjoint d'oublier, il était là, entièrement présent dans sa partie, le bout de torse appelant à lui la peau des pieds, la peau des jambes, la peau du ventre. Une partie du territoire amenait à tracer la carte de son corps, avec ses textures, ses zones à risques, ses plaines plus ou moins frippées, plus ou moins sèches chez un homme; variété des peaux chez l'homme, variété des courbes et creux chez la femme.
Moi qui étais donc en pleine réflexion sur les mauvaises séances de cinéma que je vivais comme du temps perdu, du temps octroyé à la mort, mauvaise séance devant laquelle rivalisait ce bout de peau frémissant, musculeux, coloré, parcouru, silencieusement profané par le regard. Dévoilement troublant, non pas tant pour ce qu'il découvre que pour ce à quoi il oblige : une unique sorte de pensée, nécessairement érotique - le fétichisme c'est d'abord ça, vivre une vie à la vue d'un bout de peau, tout penser par la simple érotique. Troublé d'être pris sur le fait par soi-même.