mardi 19 avril 2016

je tache tout de rouge à lèvres, d'encre et de café (les livres, les draps...), cela doit vouloir dire quelque chose, peut-être que ces trois substances font autant parties de moi que celles que secrètent mon corps.


je suis amoureuse de ce que les gens souhaitent et veulent pour eux, de ce qui les nourrit au sens très large du terme. Cet ego replié sur lui-même avec ses besoins, ses goûts, ses désirs. Ses envies de tel aliment autant que ses envies de coucher avec quelqu'un. Bref, tout ce qui en lui consomme et pour cela, se tourne inévitablement vers le monde et y trouve de quoi croître, cela me touche.


La vie est, malgré elle, obligatoirement, une sorte de grande enquête sociologique, un énorme projet balzacien pourrait-on dire. Qu'on le veuille ou non, nous sommes toujours les témoins plus ou moins attentifs d'autres milieux, d'autres manières de pratiquer le monde (ce livre que j'adorais à l'époque Manières de faire des mondes de Nelson Goodman, pas sûr de l'aimer encore). Cette dimension là j'aimerais pouvoir la parfaire et m'appliquer à l'aiguiser jusqu'à devenir la gardienne attentive de ceux qui m'entourent.


J'ai l'impression d'avoir vécu ce début d'année comme un dérèglement et un détraquement de tous mes sens et notamment de celui qui me malmène le plus : l'imagination.  j'ai l'impression d'avoir eu à ingurgiter un nombre considérable de choses (entre les épiphanies et les blessures), des aliments de toutes les formes et de toutes les dimensions, certains possédant des bords tranchants, certains trop énormes et qui passent dans mon organisme en l'écorchant. Le processus de digestion vient tout juste de commencer, les aliments ont mis tellement de temps à se désintégrer (je n'avais rien mâché), à fondre, et je retrouve désormais un usage à peu près normal de mon corps. Il n'est plus habité par cet embouteillage de malheur, et laisse place en fait, à une véritable métamorphose. Je fais le décompte de mes forces, je teste mes nouveaux pouvoirs, ma nouvelle sensibilité, j'ai été guérie et transformée par cette digestion.

Usage à peu près normal de mon corps,  et le corps en tant que c'est de lui que part cette faculté de l'imagination. Cette faculté contre laquelle j'ai passé tant de semaines à me battre et qui s'abattit sur moi au dépourvu.  Au milieu de la journée,  sans crier gare,  elle venait me serrer la gorge. C'était comme une bête qui n'attendait pas la nuit pour m'attaquer et me transpercer de ses images.


Et puis un jour, récemment, je me suis levée,  éblouie par le soleil, et j'ai senti comme un apaisement que je n'ai pas cessé de goûter tout au long de la journée.  C'est comme s'ausculter intérieurement,  passer ses doigts tout partout à l'intérieur et constater que tout est en place, que rien ne fait plus mal lorsqu'on appuie. On pense aux images qui font mal et elles ne font plus mal, elles vivent leurs vies sans nous (oui c'est dans ce sens que doit être tournée cette phrase car je constate dans la guérison que c'est finalement moi qui venais embêter ces images, moi qui leur conférais une puissance qu'elles n'ont jamais eue).

L'imagination peut aller partout, il faudrait pourtant lui imposer un code de la route, des panneaux de signalisation, pour qu'elle ralentisse ici, s'arrête là, qu'on l'oblige à dévier sa trajectoire. Instaurer même des portes blindées, lui barrer l'accès à certains territoires qui pourraient nous être néfastes.

Ce qu'il y a de beau dans le hasard, dans la coïncidence, c'est leur instinct, cette façon d'entreprendre sans nous, c'est cette proposition faite à la vie, et libre à nous d'en disposer, de la refuser ou d'y voir un nouveau départ de fiction.

Nuit debout. Y aller beaucoup, seule ou accompagnée, à des heures diverses, faire partie de cette masse d'écoutants attentifs. Y aller c'est ne plus être en mesure de se prononcer dessus, c'est actionner ce que je décrivais l'autre jour à F. : une épochè, une suspension du jugement qui permet l'écoute, l'observation détachée de tout envie et de toute disposition à conclure quoique ce soit. Refuser de conclure en tant que la conclusion déforme l'observation, mais plus que ça : en tant que la conclusion déforme la vie. Il y a des morceaux de réel qui se passent sans nous, qui se passent bien de nous et qui ne quémandent pas notre avis. Voir passer devant soi ce qu'on appelle ici et là les "damnés de la terre", voir passer les discours paranoïaques, les discours en lambeaux, la langue folle et blessée de ce qui ne se trouvent pas dans le cercle VIP de la rationalité du discours. Un homme un peu fou qui parle du traitement qu'il a subi en hôpital psychiatrique, une femme qui pense que le gouvernement veut la tuer, le poème cassé de l'un, les imprécations alcoolisées de l'autre, le monologue de Hamlet récité par un jeune homme épuisé après sa performance. Il faut entendre par là que ce qui sort pendant les AG ne peut pas sortir autrement, l'homme évoquant les dérives des hôpitaux psychiatriques ne peut pas s'exprimer autrement que follement. Chacun y fait résonner sa petite mélodie intérieure jusqu'à ce qu'on en déduise pas autre chose qu'une agora cacophonique. Plusieurs amis croisés là-bas parlent de ce magnétisme qui les étreint, de cette envie de revenir encore et encore, le plus souvent possible, comme attirés par un tourbillon déréglé. Quelque chose ne cesse pas de rater, et c'est cela qui nous réjouit, comme un briquet vide mais que, buté, on ne cesse pas de vouloir faire fonctionner. Parfois un départ de feu, parfois la flamme revient le temps d'une demi-seconde. Cette chose étrange que peut être l'attente patiente, mais parler d'attente c'est déjà déformer la chose. Car venir place de la République c'est n'avoir envie de rien, c'est, ce mot que j'entends beaucoup, y déposer sa présence, venir avec toute son inertie, constater l'incapacité joyeuse, le refus de conclure. Un exemple très parlant : personne ne pense la même chose sur les casseurs, sur la réponse apportée à la violence policière et sur l'usage ou le non-usage de la violence. Le sujet revient sans arrêt et l'assemblée reste partagée. On prend cette indécision, cette indécidabilité, comme quelque chose de satisfaisant, qui ne vient pas frustrer un désir de trancher. Tout est ainsi en suspens, et c'est là que réside la force politique du mouvement, là que réside son refus de ce qui fait le quotidien de la politique : les sondages, la statistique, l'opinion. Le refus de toute forme d'homogénéité, ce refus en fait, de la ligne droite pour lui préférer le désir et l'obligation de tourner en rond, d'avancer une fois et de reculer une, bref, c'est peut-être ce tourbillon là, le tourbillon déstructuré de la pensée et de la langue, qui aimante certains d'entre nous. Cela met en branle, cela met à l'épreuve nos habitudes, nos réflexes qui consistent à déceler partout des directions, une téléologie.  D'où l'hypnose, en tant qu'elle est un état où nous sommes dépossédés, heureusement, de notre capacité à conclure; j'ignore jusqu'à quand le charme va opérer et je ne néglige pas une éventuelle lassitude. L'épochè est donc bien un état possible, habitable, un délicieux tremblement entre deux options. Il y a un nombre incalculable de connexions, de contacts, qui se font sur cette place (il faudrait pouvoir entamer une sociologie de la place de la République depuis qu'elle est une zone piétonne); c'est ce qu'on n'osait plus demander à la ville, ce corps politique sans organes.

mardi 12 avril 2016



- Envie de passer de grandes journées solides qui ne me laisseraient pas le temps de m'effondrer, des journées telles qu'à chaque instant elles sembleraient me dire "tiens toi droite, souris ! tu dois t'occuper de moi", et alors je me redresserai pour coiffer la longue et vigoureuse chevelure de ma journée.

- Une personne admirable, vraiment et profondément morale, serait capable, même au plus profond de l'accablement, de la tristesse ou de l'énervement, de répondre aimablement à quelqu'un qui lui demanderait de l'argent dans la rue.
Autrement dit, une personne profondément morale (ou distinguée ou élégante) n'estime pas qu'autrui, ce parfait inconnu, devrait évidemment pâtir de son humeur. Son humeur n'est pas inexorable, indiscutable, bref, elle n'est pas une météo.

- Toujours un peu inquiète à l'idée d'une généralisation de l'automatisation du métro. Le métro est comme le bus, on y devine quelque chose de celui qui le conduit. Le malotru qui nous fait payer on ne sait quoi en freinant trop subitement, mais aussi et surtout, le délicat, qui, à la vue d'un retardataire, n'hésite pas à laisser le signal sonner plus longtemps que prévu et à l'attendre, parfois même jusqu'à l'indécence. C'est presque un miracle, un événement, ce surgissement de l'humain derrière la machine.

- Il faut savoir et pouvoir se satisfaire d'une chose, qu'avec certaines personnes, les circonstances font qu'on ne peut entretenir avec elles qu'un amour intellectuel. Mais dire "on ne peut" c'est déjà minorer ce qui est immense, même si l'absence d'un minimum de quotidien partagé peut être longtemps vécu comme un deuil - cela peut être une source justifiée de chagrin. Puis le temps passe, le calme revient, et on se rend compte que cet amour est toujours là, bien présent, apaisé dans son renoncement; ou alors il a simplement disparu.


- L'influence des gens sur soi est quelque chose d'aussi touchant que ridicule. Fréquenter quelqu'un depuis longtemps, parler comme lui, répéter au mot près ce qu'il dit en se l'appropriant, avoir ses goûts et ses dégoûts. N'être qu'un petit animal mimétique, le porte-parole d'un autre, un prolongement de lui. Le plus saisissant est ce moment où l'emprise tombe, où la personne s'éloigne et où le mimétisme et l'influence disparaissent. On a l'impression d'avoir trahi quelqu'un, le sentiment d'une contingence un peu triste, d'un délire passager.

- SB à la Cinémathèque, cette fois-ci pour présenter Zig Zig de László Szabó :
toute sa programmation (quatre films) tourne autour de l'idée de choisir des cinéastes qui ont "le sens du présent" : "comment faire pour que le sens du présent prenne le pas sur le scénario ?"
"Comment peut-on faire pour lutter contre la force d'inertie de l'aspect technique du cinéma ?"
Et les "créatures sans créateur", formule de Vecchiali pour parler des acteurs dans le cinéma des années 30. Formule sublime.
Je retrouve dans sa présentation ma propre obsession d'une disparition du cinéma. Je finis par réfléchir et je me dis que peut-être tout vient de lui, et que je passe mon temps à faire comme si j'avais trouvé ça toute seule. Je ne suis qu'une machine à digérer qui se réveille un jour, amnésique quant à l'identité de la personne qui l'a nourrit, je finis alors par m'attribuer tous les mérites.


- Changement de saison : s'ensuit une période instable, un peu folle, le temps que le corps et les pensées se règlent, s'ajustent au changement. Une période qui a comme un léger tremblé dans le trait. En attendant une forme de panique et de n'importe quoi s'installe. Le fond de l'air chaud m'exalte et me rend mélancolique, cela doit venir d'une perception insistante à ce moment de l'année, un truc qui vient de l'adolescence. Nouvelles lectures, nouveaux boulots (fin du travail sur Gabin), nouvelles chaussures, nouvelles rencontres : comme si tout cela avait attendu derrière une porte pendant tout l'hiver et se déversait désormais sur moi.




















- Confirmation de quelque chose en lisant le journal de Sylvia Plath : qu'il va falloir tout en lire, parce que je tiens là mon alter ego littéraire. Cette petite littérature féminine et mineure qui me fait rêver, c'est tout elle. Ce petit monde de jeunes filles américaines derrière lequel se cache en fait l'éclair, l'orage de la folie. Elles prennent des bains pour se laver d'un rendez-vous galant, rêve de purification en même temps que de souillure. Oui oui c'est trois fois rien, c'est mineur et c'est pour ça que je peux prétendre qu'elle est mon alter ego : cette littérature minuscule c'est bien moi, j'y suis effroyablement à l'aise et je commence à l'aimer elle comme une soeur.

- Cette phrase, écrite dans son journal alors qu'elle doit avoir 17 ou 18 ans :

"Un éclair oblique de lumière bleutée traversait le plancher d'une pièce vide. Et je savais que ce n'était pas l'éclairage de la rue mais la lumière de la lune. Qu'y a-t-il de plus merveilleux par une nuit pareille que d'être vierge et jeune, pure, neuve?...(être violée.)*

les notes de bas de pages nous disent : * "(être violée)" est un ajout plus tardif dans une encre différente.


On devine le chagrin voire une forme de rage ou d'ironie cruelle dans cet ajout tardif. Comme si Sylvia, relisant son journal des année après, se corrigeait elle-même, corrigeait par l'expérience ce qu'elle prend rétrospectivement pour une naïveté. Peut-être qu'alors pour elle la souillure n'est que l'envers de la pureté. En tout cas je vois dans cette phrase une sorte de réconciliation de tout ce qui peut cohabiter chez la "Vierge Américaine", comme elle le dit elle-même. Prête pour l'amour, "parée pour plaire", comme un cadeau bien emballé et pourtant explosif.

Il y a une scène de bain très belle dans La cloche de détresse qui va dans ce sens-là :

"J'ai pensé me glisser entre les draps et essayer de dormir, mais cela me faisait l'effet d'introduire une lettre sale et piétinée dans une enveloppe propre et neuve. J'ai décidé de prendre un bain chaud. Il doit bien exister des maux qu'un bain chaud ne parvient pas à guérir, mais je n'en connais pas beaucoup. Chaque fois que je suis triste à en mourir, trop nerveuse pour dormir, ou bien amoureuse de quelqu'un que je ne verrai pas pendant une semaine...je me laisse aller jusqu'à un certain point et je me dis : "Tu vas prendre un bain chaud."
Je médite dans mon bain. Il faut que l'eau soit très chaude, tellement chaude qu'on puisse à peine supporter d'y plonger un pied. Alors, on s'enfonce centimètre par centimètre jusqu'à avoir de l'eau jusqu'au cou. [...]
Pendant plus d'une heure je suis restée dans cette baignoire au dix-septième étage de cet hôtel pour femmes seulement, loin du jazz et de la tourmente de New York, je me sentais devenir pure. Je ne crois pas au baptême, ni aux eaux du Jourdain, ni à rien de tout ça, mais je crois que j'éprouve pour les bains chauds les mêmes sentiments que les croyants envers l'eau bénite.
Je me disais : "Doreen se dissout, Lenny Sheperd se dissout, Frank se dissout, New York se dissout, ils disparaissent tous et aucun d'eux ne compte plus. Je les ignore. Je ne les ai jamais vus. Je suis très pure. Tout cet alcool, tous ces baisers gluants, échangés devant moi, la boue qui se collait à ma peau sur le chemin du retour, tout cela se métamorphose en quelque chose de très pur.""
On imagine son corps sortir du bain, tout rougi par l'eau chaude, son corps devenu une lettre propre qui glisse dans son enveloppe immaculée. On imagine que le lendemain il faudra encore prendre un bain chaud, recommencer le cycle infini de la pureté.

jeudi 7 avril 2016




Conférence sur Renoir une semaine après la conférence sur HSS, et un même fil conducteur de l'un à l'autre, une même idée qui surgit comme par enchantement, une idée que je ne suis pas allée chercher spontanément mais qui est elle-même venue me trouver, c'est celle de la disparition du cinéma. Dans une certaine esthétique qui commence à être la mienne, un grand cinéaste cherche d'abord à faire disparaître, à faire reculer le cinéma. Je ne peux pas en dire plus, seulement que, lorsqu'on aime véritablement le cinéma d'une certaine façon, on le hait aussi toujours un peu. Peut-être finit-on toujours par trouver un paradoxe lorsqu'on creuse longtemps d'un côté : aimer le cinéma c'est souhaiter le faire disparaître, voilà donc la conclusion de toutes ces années cinéphiles ?
Renoir parle de l'eau (il existe chez lui une tension vers un devenir-eau de sa mise en scène), des mouvements de caméra qui ne doivent pas se voir, de l'importance des acteurs. Tout ça converge vers une même idée de disparition. J'arrive donc toujours à conclure sur cette idée, à la faire passer en (eau) douce, mais je n'ai aucun retour quant à savoir si cette idée est comprise ou appréciée ou si elle est uniquement plaisante à mes propres yeux, à l'intérieur de mon esthétique, cette chose que je ne partage avec personne, ou peut-être disons, une poignée d'amis et de connaissances qui sur le principe sont d'accord avec moi. J'insiste : cette idée je ne suis pas allée la chercher comme un ornement, je l'ai déduite de tout ce que j'ai récemment écrit, et cela me la rend d'autant plus nécessaire et précieuse.

Le développement d'une passion ressemble à la forme d'un entonnoir : on mange d'abord de tout, puis on finit par ne plus supporter que quelques aliments. On devient de mauvaise foi et on cultive un peu ses goûts contre ses dégoûts : l'un alimente l'autre. Mais on devient aussi du même coup, un peu plus intéressant. Pourquoi ? Parce qu'alors les films (ou la littérature ou la musique) ne défilent plus dans le vide mais viennent répondre à une sorte de paysage ou de pièce agencée d'une façon très précise, unique (à chaque subjectivité son paysage). Ce n'est plus une réception, cela devient une véritable conversation. Si je m'ennuie de moins en moins devant les films c'est que d'abord je ne vais plus voir tout ce qui sort, mais aussi parce qu'il n'y a pas un seul plan que je ne discute pas intérieurement.

Je ressors de ma conférence en sueur, fatiguée et fébrile. Je descends de la scène et de mon petit bureau avec l'impression d'un effort immense, surhumain, louable, qui m'a sortie des limites de mon apparence (petite meuf de 24 ans). Au café en attendant la petite, je n'arrive pas à faire autre chose qu'à regarder dans le vide en enchaînant clope sur clope; je suis vidée et je n'arrive pas à lire. Je crois que cette conférence, plus que la première, m'a travaillée au corps, qu'elle est davantage sortie de mon corps, j'ai accouché d'un truc qui n'était pas entièrement contenu dans mes fiches, quelque chose entre le ventre et le cerveau. Par exemple, je n'avais pas prévu que la conférence se termine dans une sorte de précipitation brouillonne que B. a beaucoup aimé car pour lui elle rappelait l'emballement à l'oeuvre à la fin de French Cancan. On ne prévoit pas ce genre de magie, c'est comme une récompense qui tombe lorsqu'on a bien travaillé.

Rendez-vous avec M. qui était au collège avec moi, une ou deux classes au-dessus de moi avant que nous nous perdions tout à fait de vue. On se retrouve dix ans après par hasard sur internet : dispersés après le collège, nous nous sommes donnés comme secrètement rendez-vous dans le milieu de la "critique culturelle" dix ans après. Je me souviens qu'au collège nous étions les mêmes : on lisait Rock'n'folk, on allait à des concerts, on n'aimait pas l'école et on était des pré-ados romantiques, un peu à la marge mais pas complètement exclus. On ne se parlait que sur internet, trop autiste et fébrile, trop sans prétexte pour pouvoir se parler. Il m'avait un jour arrêtée dans les couloirs parce que je portais le t-shirt d'un groupe, il me semble que c'est la seule fois où nous nous sommes parlés en vrai, déjà à l'époque internet permettait à notre génération de surmonter le réel.
Nous buvons des verres toute la soirée, nous ne rattrapons même pas le temps perdu, on essaye simplement de faire quelque chose de ce truc en commun, un prétexte pour établir une connexion. Je trouve belle l'idée que deux personnes qui vivent un peu la même adolescence finissent par se retrouver au même endroit, quasiment voisins, sans se concerter - comme moi, il retourne à Courbevoie le week-end pour voir sa famille. Il me parle de son groupe et me dit quelque chose comme "on n'est pas un groupe du dimanche, on veut vraiment faire de la musique" et j'aime bien, j'aime beaucoup qu'il tienne à me préciser cela au milieu de sa timidité. Nous nous quittons complètement ivres, dans un Belleville mouillé et vide, un Belleville de lundi soir qui nous chasse d'un coup de pied au cul. Voilà où et comment finissent les adolescences rêveuses de Courbevoie.

Journée consacrée à l'observation participante (comme on disait en cours de sociologie) de ce qu'il se passe à Paris avec toute la vieille bande de la fac dispersée depuis bien trop longtemps et enfin réunie. D'abord donc, rejoindre avec deux heures de retard le cortège parti de Bastille puis enfin retour place de la République pour assister à l'assemblée générale. Des collégiens et des lycéens sont assis en rond par terre, ils fument et éclusent des bières. Un peu partout des cercles de prise de parole libre se forment. Un jeune type plein d'enthousiasme invite tout le monde à venir parler puis, comme personne ne veut, il improvise une chanson avec son ami qui joue du tamtam. Je l'entends dire "on a fait venir le soleil". Je ne préfère pas mentir ici (j'essaye de discerner ce que je pense de tout ça donc essayons de ne pas mentir), mais à ce moment-là je suis horrifiée. Une jeune fille dort au milieu de ses amis sur un tas de manteaux. Je retrouve A. qui a rejoint son ami, je commence à pester : "il n'y a que des babas cool", mi-inquiète, mi-énervée, mais surtout déçue. C'est la première image de moi que j'offre à son ami que je ne connais pas, il me touche le bras et me dit de me détendre, je le sens irrité. Il a peut-être raison, je devrais me détendre, ma réaction est excessive et mon pathos de la distance a la peau dure. En y repensant je me dis que j'avais raison : je prenais trop la chose à coeur et je n'ai aucune envie de simplement boire un coup au soleil en attendant que quelque chose se passe, aucune envie donc, de vivre un moment agréable. Je souhaite que cette place soit débarrassée de ces groupes de jeunes venus là pour boire, je souhaite que chaque mètre carré soit véritablement investi. Je me sens comme flouée et je n'ai pas envie de questionner ou de discuter ce sentiment. C'est que, aussi, je n'ai ni le goût ni l'envie du mélange, du partage, ni peut-être celui de la résolution ou de l'apaisement. Je tolère peu de choses, ce n'est pas de ma faute, c'est quelque chose qui s'est sédimenté, gravé dans le corps - c'est toujours le corps qui recule. Je suis une horrible petite monade qui s'oblige ici à faire quelque chose qui, pour elle, ne va pas de soi. Je suis là de manière contre-instinctive, je me traîne par la main là où je ne vais jamais en sachant pertinemment que c'est peut-être un peu comme ça qu'on grandit.

Je prends place dans l'assemblée générale: des gens prennent le micro et rien ne se passe vraiment, parfois quelques interventions sont pleine de bon sens et on ne peut qu'y adhérer, d'autres fois c'est la plus totale confusion. On parle de tout, une lutte vient se surajouter à la liste déjà longue : pourquoi pas. Au milieu de l'assemblée je reconnais J., attentive et impatiente, parfois elle signifie de la tête, pour elle-même, son désaccord. Une jeune femme gère la parole et finit par lâcher "on m'a dit de faire du blabla", plus tôt elle disait, après un énième vote à main levée " on vote plein de trucs ce soir, c'est super". C'était peut-être la phrase de trop et nous décidons de partir. C'était aussi peut-être la phrase la plus révélante : ici le silence de ceux qui sont là pour écouter semble être bien plus précieux que la très grande majorité des prises de paroles. Les interventions qui comptent sont celles de gens opprimés (ce migrant mauritanien) venus raconter leur calvaire. Le lendemain je tombe sur cette phrase de Rougemont : 
"Faut-il penser que le malheur seul peut encore rassembler les  hommes en communautés pacifiques ?".
 Le malheur, il s'agit exactement de cela sur cette place. J'aurais dû rester plus longtemps, mais la journée a été épuisante et ma patience mute en irritabilité. Je repars avec le sentiment qu'il ne se passera rien tout simplement parce qu'il se passe déjà quelque chose mais peut-être pas autre chose. Ce qui nous intéresse dans ce qu'il se passe à Paris ce n'est pas le processus mais de savoir la suite et si possible le plus vite possible. Au milieu de la manifestation qui lentement se désagrégeait je me suis sentie comme Fabrice à Waterloo : à l'affût d'un centre, d'un dénouement, d'une idée en action qui n'en finit pas de ne pas arriver. Haine du réel, amour des idées, toujours. Ce qui m'attriste le plus c'est qu'à ne pas avoir de pouvoir nous finissons par ressembler à des enfants et je crois que c'est l'une des choses les plus importantes qui se cristallise sur cette place, qui se révèle là : à quel point nous sommes démunis, les mains vides, enfantins, et à quel point certains d'entre eux, à des degrés divers, n'ont plus envie de l'être - cette "enfance politique" qu'évoquait Frédéric Lordon. Loin de moi l'idée d'être repartie avec une image complète de ce qu'il se passe place de la République, je reviendrai plus tard compléter cette image et, d'un même mouvement, me décrisper.

Ce souvenir, lorsque nous marchions en marge du cortège des manifestants : les groupes de syndicalistes, et puis ces lycéens et étudiants venus manifester et qui pour la plupart n'ont pas l'air de venir de milieu aisé. Ces corps, ces dégaines et ces vêtements, cette pauvreté qui marque et qui créer un fossé qui semble infranchissable : votre condition n'est pas la mienne,  votre lutte n'est pas ma lutte, à partir de là qu'est ce qui peut bien unir même un peu. Ce jour-là, ils sont peu ici avec leur banderole, et nous avons beau être présents, nous ne sentons pas que nous participons (cette blague très révélatrice que je n'arrêtais pas de faire à mes amis "c'est bon quelqu'un nous a comptés ?"). Je pense à cela, cette ironie devant le syndicalisme, en regardant la manifestation et cette bonne femme qui chante de sa voix stridente une chanson dans son mégaphone. C'est tellement facile de n'y voir que le folklore habituel, celui qui passe et repasse dans les journaux télévisés. C'est comme une image impossible à réactiver;  sa ferveur, son effectivité, dans ce cortège par ailleurs bien clairsemé, sont dissoutes.

Je me demande si aimer c'est connaître, si, ne pas aimer quelqu'un c'est forcément ne pas le connaître.