mardi 19 avril 2016

je tache tout de rouge à lèvres, d'encre et de café (les livres, les draps...), cela doit vouloir dire quelque chose, peut-être que ces trois substances font autant parties de moi que celles que secrètent mon corps.


je suis amoureuse de ce que les gens souhaitent et veulent pour eux, de ce qui les nourrit au sens très large du terme. Cet ego replié sur lui-même avec ses besoins, ses goûts, ses désirs. Ses envies de tel aliment autant que ses envies de coucher avec quelqu'un. Bref, tout ce qui en lui consomme et pour cela, se tourne inévitablement vers le monde et y trouve de quoi croître, cela me touche.


La vie est, malgré elle, obligatoirement, une sorte de grande enquête sociologique, un énorme projet balzacien pourrait-on dire. Qu'on le veuille ou non, nous sommes toujours les témoins plus ou moins attentifs d'autres milieux, d'autres manières de pratiquer le monde (ce livre que j'adorais à l'époque Manières de faire des mondes de Nelson Goodman, pas sûr de l'aimer encore). Cette dimension là j'aimerais pouvoir la parfaire et m'appliquer à l'aiguiser jusqu'à devenir la gardienne attentive de ceux qui m'entourent.


J'ai l'impression d'avoir vécu ce début d'année comme un dérèglement et un détraquement de tous mes sens et notamment de celui qui me malmène le plus : l'imagination.  j'ai l'impression d'avoir eu à ingurgiter un nombre considérable de choses (entre les épiphanies et les blessures), des aliments de toutes les formes et de toutes les dimensions, certains possédant des bords tranchants, certains trop énormes et qui passent dans mon organisme en l'écorchant. Le processus de digestion vient tout juste de commencer, les aliments ont mis tellement de temps à se désintégrer (je n'avais rien mâché), à fondre, et je retrouve désormais un usage à peu près normal de mon corps. Il n'est plus habité par cet embouteillage de malheur, et laisse place en fait, à une véritable métamorphose. Je fais le décompte de mes forces, je teste mes nouveaux pouvoirs, ma nouvelle sensibilité, j'ai été guérie et transformée par cette digestion.

Usage à peu près normal de mon corps,  et le corps en tant que c'est de lui que part cette faculté de l'imagination. Cette faculté contre laquelle j'ai passé tant de semaines à me battre et qui s'abattit sur moi au dépourvu.  Au milieu de la journée,  sans crier gare,  elle venait me serrer la gorge. C'était comme une bête qui n'attendait pas la nuit pour m'attaquer et me transpercer de ses images.


Et puis un jour, récemment, je me suis levée,  éblouie par le soleil, et j'ai senti comme un apaisement que je n'ai pas cessé de goûter tout au long de la journée.  C'est comme s'ausculter intérieurement,  passer ses doigts tout partout à l'intérieur et constater que tout est en place, que rien ne fait plus mal lorsqu'on appuie. On pense aux images qui font mal et elles ne font plus mal, elles vivent leurs vies sans nous (oui c'est dans ce sens que doit être tournée cette phrase car je constate dans la guérison que c'est finalement moi qui venais embêter ces images, moi qui leur conférais une puissance qu'elles n'ont jamais eue).

L'imagination peut aller partout, il faudrait pourtant lui imposer un code de la route, des panneaux de signalisation, pour qu'elle ralentisse ici, s'arrête là, qu'on l'oblige à dévier sa trajectoire. Instaurer même des portes blindées, lui barrer l'accès à certains territoires qui pourraient nous être néfastes.

Ce qu'il y a de beau dans le hasard, dans la coïncidence, c'est leur instinct, cette façon d'entreprendre sans nous, c'est cette proposition faite à la vie, et libre à nous d'en disposer, de la refuser ou d'y voir un nouveau départ de fiction.

Nuit debout. Y aller beaucoup, seule ou accompagnée, à des heures diverses, faire partie de cette masse d'écoutants attentifs. Y aller c'est ne plus être en mesure de se prononcer dessus, c'est actionner ce que je décrivais l'autre jour à F. : une épochè, une suspension du jugement qui permet l'écoute, l'observation détachée de tout envie et de toute disposition à conclure quoique ce soit. Refuser de conclure en tant que la conclusion déforme l'observation, mais plus que ça : en tant que la conclusion déforme la vie. Il y a des morceaux de réel qui se passent sans nous, qui se passent bien de nous et qui ne quémandent pas notre avis. Voir passer devant soi ce qu'on appelle ici et là les "damnés de la terre", voir passer les discours paranoïaques, les discours en lambeaux, la langue folle et blessée de ce qui ne se trouvent pas dans le cercle VIP de la rationalité du discours. Un homme un peu fou qui parle du traitement qu'il a subi en hôpital psychiatrique, une femme qui pense que le gouvernement veut la tuer, le poème cassé de l'un, les imprécations alcoolisées de l'autre, le monologue de Hamlet récité par un jeune homme épuisé après sa performance. Il faut entendre par là que ce qui sort pendant les AG ne peut pas sortir autrement, l'homme évoquant les dérives des hôpitaux psychiatriques ne peut pas s'exprimer autrement que follement. Chacun y fait résonner sa petite mélodie intérieure jusqu'à ce qu'on en déduise pas autre chose qu'une agora cacophonique. Plusieurs amis croisés là-bas parlent de ce magnétisme qui les étreint, de cette envie de revenir encore et encore, le plus souvent possible, comme attirés par un tourbillon déréglé. Quelque chose ne cesse pas de rater, et c'est cela qui nous réjouit, comme un briquet vide mais que, buté, on ne cesse pas de vouloir faire fonctionner. Parfois un départ de feu, parfois la flamme revient le temps d'une demi-seconde. Cette chose étrange que peut être l'attente patiente, mais parler d'attente c'est déjà déformer la chose. Car venir place de la République c'est n'avoir envie de rien, c'est, ce mot que j'entends beaucoup, y déposer sa présence, venir avec toute son inertie, constater l'incapacité joyeuse, le refus de conclure. Un exemple très parlant : personne ne pense la même chose sur les casseurs, sur la réponse apportée à la violence policière et sur l'usage ou le non-usage de la violence. Le sujet revient sans arrêt et l'assemblée reste partagée. On prend cette indécision, cette indécidabilité, comme quelque chose de satisfaisant, qui ne vient pas frustrer un désir de trancher. Tout est ainsi en suspens, et c'est là que réside la force politique du mouvement, là que réside son refus de ce qui fait le quotidien de la politique : les sondages, la statistique, l'opinion. Le refus de toute forme d'homogénéité, ce refus en fait, de la ligne droite pour lui préférer le désir et l'obligation de tourner en rond, d'avancer une fois et de reculer une, bref, c'est peut-être ce tourbillon là, le tourbillon déstructuré de la pensée et de la langue, qui aimante certains d'entre nous. Cela met en branle, cela met à l'épreuve nos habitudes, nos réflexes qui consistent à déceler partout des directions, une téléologie.  D'où l'hypnose, en tant qu'elle est un état où nous sommes dépossédés, heureusement, de notre capacité à conclure; j'ignore jusqu'à quand le charme va opérer et je ne néglige pas une éventuelle lassitude. L'épochè est donc bien un état possible, habitable, un délicieux tremblement entre deux options. Il y a un nombre incalculable de connexions, de contacts, qui se font sur cette place (il faudrait pouvoir entamer une sociologie de la place de la République depuis qu'elle est une zone piétonne); c'est ce qu'on n'osait plus demander à la ville, ce corps politique sans organes.

1 commentaire:

Charles Habib-Drouot a dit…

Tout est fort dans ce billet. Tu dis que tu digères, je dis que tu te déploies.