Les choses, inventaire affectif (4)

1) le savon Cadum
Dans son emballage en papier rose épais et craquant dont les bords sont pliés de la manière dont on procéderait pour faire un emballage cadeau. La forme légèrement incurvée du savon pour une bonne prise en mains. Sa blancheur, son odeur absolument parfaite, une odeur lactée de propreté, première de toutes les odeurs, mère des odeurs, odeur d'un souvenir qu'on aimerait avoir à propos de cette odeur, odeur du Souvenir. Sec on remarquera la tendre dureté de sa peau, semblable à la cire, on peut y plonger un ongle mais jamais le salir autrement que très superficiellement. Le Savon illustre ce qu'il fait: sa surface grasse et lisse ne peut pas se souiller, en nettoyant il se nettoie et prend tout avec philosophie: les choses lui glissent dessus. Mouillé il s'empresse de nous servir non sans joyeuseté: s'amuse à échapper à notre emprise (il ne va pas bien loin contrairement à ce que montre le Blanche Neige de Walt Disney) tout en bavant sa mousse parfumée comme s'il la produisait alors qu'elle provient de son corps même, fondant de jour en jour, imperceptiblement, et sans emphase dans les adieux, se contentant de nous serrer une dernière fois la main. J'ai su très tard que "l'insulte" "bébé Cadum" tirait son origine du bébé sur le savon.
A lire en parallèle "le Savon" de Francis Ponge, collection Gallimard Imaginaire.

2) la graphie du "Monde"
Dans un exemplaire du Monde on apprécie ce contraste : que la graphie gothique et anachronique du titre ne change pas quand les nouvelles changent; on sait que la constance du titre s'apparente à un choix d'ordre moral, elle est une valeur en elle-même. Le trait bleu canard sous le titre est quant à lui idéalement choisi. On attend craintivement le moment de la "nouvelle formule", grande faiblesse du moment, où l'on se retrouvera avec un titre plus arrondi qui nous crèvera le coeur, Le Monde, ce sera alors la fin d'un monde.


3) Le Bic Crystal noir
 Le Bic Crystal noir écrit beaucoup mieux que le bleu, il est aussi plus répandu. C'est le stylo de la secrétaire consciencieuse et de la caissière qui vous demande de sa voix aiguë de signer ici le ticket de caisse s'il vous plaît. Elle le tient si bien entre ses doigts froids et ses longs ongles propres: tout le monde connaît cette érotisme logé entre l'agrafeuse et le pot de crayons, cet érotisme bureautique.
J'ai déjà vu au travail de ma mère des boîtes en carton remplis de Bic Crystal: non pas qu'il se vide rapidement de son encre mais il est comme les barrettes, les briquets et les gommes d'écolier: on les achète par vingtaine et on les perd avant de les épuiser; ils rejoignent l'île aux objets trouvés où se retrouvent et se consolent tous les stylos de notre vie. Quant aux hommes ils ne sont pas inconsolables, le Bic Crystal fait partie de ses nombreux objets qui savent se faire oublier et qu'on ne regarde plus: qui prend encore conscience de son stylo? La vocation du stylo relève d'un acte d'abnégation et d'humilité.
Avec le Bic Crystal on se rapprocherait presque de l'idée de stylo, pour beaucoup l'idée de stylo, son essence même c'est le Bic Crystal. Sa tige transparente prouve bien qu'il tend comme il peut à se rapprocher de l'immatérialité de l'idée, mais il doit pourtant tenir sa fonction et indiquer sa couleur par un capuchon coloré et troué à son extrémité pour laisser passer l'air au cas où vous l'avalerez, j'ai vu ça dans un documentaire.

4) Le briquet 
Nous avons réussi à domestiquer le feu, autrement dit à l'humilier en l'obligeant à prendre la forme d'un oeil bridé dont on commanderait du pouce ses clignements, voilà le briquet.

 On rechigne toujours à acheter un briquet, qui voudrait mettre plus d'un euro dans un objet qu'on vous prêterait volontiers? On n'accepte jamais à contrecoeur de prêter son briquet. Il n'y a jamais de sentiment de perte, parce qu'il a cet avantage -la plupart du temps- d'avoir son réservoir opaque, ce qui n'occasionne pas le sentiment de se sentir limité ou approchant une fin. On mesure le temps qu'il reste à vivre au briquet d'après l'habitude prise à le voir lui, et l'on aime secrètement penser que celui-ci sera immortel, depuis le temps qu'on l'a...
Mais le briquet n'appartient à personne, et l'on devrait penser à placer dans les rues de petits guéridons avec des briquets posés dessus, préalablement reliés à la table par ces chaînes de métal qui emprisonnent sur leur socle certains stylos.
Habituons-nous donc à dire non pas "mon briquet est vide" ou "j'ai perdu mon briquet" mais "il s'est perdu", "il est vide", car tout le monde sait que le briquet mène de façon autonome sa petite existence. Passée sa minorité, il fait montre d'une habileté à l'évasion digne de la scène de vol bien connue de Pickpocket. Sauf que ce n'est plus la main qui décide, mais le briquet qui édicte ses ordres à un tiers, manipulant autant qu'on le manipule, et qui les lui dicte lorsque celui-ci est négligent et oublieux, tout à sa fête ou à sa discussion.  D'où les "oh j'ai dû te piquer ton briquet"/"j'ai oublié mon briquet", quel autre objet se vole aussi fréquemment par négligence? Toutes les nuits, à travers les villes, c'est alors une sorte d'inconscient processus de don-contredon qui s'enclenche.
Malgré sa forme agréable à manier et son bel et régulier habillage de couleur, face au briquet règne une frustration : le briquet est monotâche et ne servira jamais qu'à allumer des cigarettes, ce qui prive la plupart de l'humanité de sa compagnie ludique et simplette. On aimerait pouvoir l'utiliser pour tout, mais il est une sorte de couteau suisse qui ne s'ouvrirait jamais.
 On ne saurait acheter un briquet sans avoir de cigarette, d'ailleurs le briquet annonce toujours la cigarette, et les parents qui trouvent un briquet dans la chambre de leurs enfants ne demanderont jamais autre chose que "tu fumes?!?", on ne pourrait répondre qu'un "non" peu convaincant. Même sa relative utilité, qui consistait à l'agiter lentement lors de concerts, a vite été remplacée par l'écran de portable.
Que pourrait-on écrire, sinon un poème plein de larmes, sur ce geste né dans les villes qui consiste à allumer la cigarette d'un autre que soi? Le temps se suspend car il faut prendre son temps, même s'il ne s'agit que de trois secondes. L'un maintient et protège la flamme pendant que l'autre aspire: voilà peut-être l'un de nos derniers projets en commun. Il y a, disons, l'un qui offre son visage à l'autre pendant que l'autre peut le toiser de près, nous n'avons plus l'occasion d'observer les visages de si près.
 Nous ne sommes pas loin du baiser, mais l'une des bouches est occupée et au fond, on ne se connaît pas, mais nous avons su créer une sphère intime au milieu de Paris et qui s'est vite distendue, parce que la cigarette-prétexte était allumée...et que nous avions peur que cette proximité dure. Ainsi on donna le feu à l'homme.